• Les premiers comtes catalans (II)

    Incontestablement apocryphe, la légende qui associe la naissance du drapeau catalan au personnage d’un jeune seigneur local que les écrits ont longtemps appelé Guifré d’Arria, suffit à symboliser l’importance de ce dernier dans la construction de ce qui allait devenir la première aire politique catalane structurée de façon autonome.

    Pourtant, si l’œuvre de Guifré est désormais bien connue, que d’incertitudes sur le personnage lui-même, sur son mariage et son ascendance [1] !

    Encore est-on assez heureux d’avoir une estimation correcte de ses dates de vie. Les historiens s’accordent désormais pour considérer que Guifré, de nos jours uniquement surnommé el Pelos, naquit dans la deuxième moitié des années 830. Il n’y a bien sûr aucun acte pour authentifier cette date, mais ce que l’on sait de sa vie permet cette estimation assez précise. C’est ainsi qu’à la mort de son père, en 848, il ne lui succéda pas dans ses charges comtales. Peut-être est-ce dû aux temps troublés [2], mais plus certainement au fait que Guifré n’avait alors pas encore atteint l’âge de la majorité, qui était généralement d’une quinzaine d’années. Par ailleurs, une naissance postérieure à 840 rendrait improbable le fait qu’il ait été investi des charges comtales qui furent les siennes dès 870. Né donc vers 837-838, le premier comte de tous les pays catalans mourut les armes à la main, une soixantaine d’années plus tard, à une date que les chroniques permettent de dater très précisément au 11 août 897. Ce jour-là, lors d’un affrontement entre ses troupes et celles de Llop ibn Muhammad [3], Guifré fut transpercé d’une lance, à Sancta Maria del Puch (aujourd'hui Puig, juste au nord de Valencia). Il fut inhumé au monastère de Ripoll, où sa tombe est toujours visible.

    La mort de Guifré el Pelos mit fin à un règne de 27 ans, qui le vit accroître son influence et ses terres de façon continue, grâce à un savant équilibre entre d’une part le soutien affirmé aux rois carolingiens [4] et à leur lutte contre l’empire sarrasin, et d’autre part le contrôle pour le compte de sa fratrie puis de ses héritiers de tous les comtés catalans. Lui-même fut comte d’Urgell et de Cerdagne dès 870, de Barcelone, de Gerone et de Besalu à partir de 878, et enfin d’Osona après la réorganisation de ce comté en 886. Outre cette organisation politique des pays catalans au bénéfice d’une seule dynastie, Guifré el Pelos contribua à la renaissance socio-économique de la région, notamment en permettant le repeuplement de son centre, qui avait été dévasté et presque désertifié par les multiples incursions sarrasines et par des révoltes locales. Enfin, il fut un “prince” chrétien particulièrement attentif à l’essor de l’Église, dont plusieurs dignitaires locaux appartenaient d’ailleurs à sa parentèle. En témoignent la création de nombreuses églises (dont Formiguères en 873) et de plusieurs monastères, dont Ripoll (879) et Sant Joan de les Abadesses (887), ainsi que la restauration de l’évêché de Vic (886) obtenue du pape en personne.

    À sa mort, Guifré laissa plusieurs enfants. Leur mère était la comtesse Gunidilda (ou Winidilda). Elle ne survécut pas longtemps à son mari, puisqu’une charte en date du 18 février 899 la mentionne décédée et règle le partage de certaines terres issues de son héritage. De cela, on est sûr. Mais pour le reste, on ne sait que très peu de choses d’elle…

    Qui était Gunidilda ? De quelle famille était-elle issue ? Les historiens sont loin d’être d’accord sur la filiation de celle que jusqu’au bout les chartes présentèrent comme une comtesse particulièrement active dans le gouvernement de la Catalogne, aux côtés de Guifré [5]. Longtemps, l’opinion dominante fut qu’elle était fille de Baudouin Bras-de-fer, premier comte de Flandre, auquel Guifré aurait été confié à l’initiative du roi des Francs après la mort brutale de son père. Il aurait séduit la fille du comte, et tous deux se seraient mariés aux alentours de 860. Baudouin ayant épousé, dans des conditions rocambolesques, Judith fille du même roi des Francs Charles le Chauve [6], cette union avec une petite-fille de roi carolingien était suffisamment flatteuse pour que les hagiographes (religieux pour la plupart) de la lignée comtale catalane la reprennent. Elle a, pour les historiens comme pour les généalogistes, l’inconvénient d’être impossible. Passe encore qu’au milieu du IXe siècle, date de la mort du père de Guifré, Baudouin n’était pas encore titulaire d’un comté qui ne fut créé que vers 865.

    Passe aussi qu’on voit mal pourquoi Charles le Chauve, aux prises avec de graves problèmes de sécession de plusieurs grands dignitaires locaux dans tout le Sud de la France, se serait soucié de la protection d’un enfant, héritier contesté d’un petit comté pyrénéen. Passe toujours qu’aucune charte de l’époque ne mentionne une fille aux côtés des deux fils connus de Baudouin et Judith. Mais ce sur quoi on ne saurait passer, c’est l’impossibilité chronologique entre le mariage de ces derniers, que le pape Nicolas Ier n’a autorisé qu’en 862, et celui de leur fille présumée Gunidilda avec Guifré … vers 860 [7] !

    Il a fallu la découverte de plusieurs chartes de donations au monastère de Ripoll pour connaître enfin le nom du vrai père de Gunidilda : elle y lègue des biens provenant de feu son père Seniofred. Reste à identifier ce Seniofred (ou Sunifred), dont le prénom indique clairement l’origine wisigothique, et donc vraisemblablement septimanienne. Trois hypothèses sont débattues, sans que la solution ait été trouvée à ce jour.

    1- La première, qui ne pourra jamais être démontrée, est que Guifré aurait épousé la fille d’un simple notable goth du Conflent. Après tout, au seuil des années 860, lui-même n’est qu’un “petit” seigneur local, isolé dans son château natal de Ria, et rien ne permet d’anticiper la destinée qui sera la sienne. Un mariage dans le même milieu social est crédible.

    2- La deuxième fait appartenir Seniofred à une des autres familles comtales pyrénéennes, à laquelle Guifré se serait uni dans une démarche très monarchique, mais sans doute anachronique. Le souci est ici qu’on ne voit pas de quel comté il pourrait s’agir : Pallars, Ribagorza, Razès, Gerone, et même Barcelone ne sont pas gouvernés par des Goths ; Osona est détruit ; Toulouse est trop loin et politiquement impossible ; et il n’y a pas de Seniofred dans les familles régnant sur l’Ampurias-Rossello, l’Urgell-Cerdanya, ou le Besalu.

    3- D’où le succès croissant, parmi les historiens, de la thèse initialement avancée par Martin Aurell [8], qui  estime que Gunidilda était une (très) proche parente de Guifré. On sait que malgré les condamnations de l’Église, les mariages endogamiques (voire carrément incestueux) étaient monnaie courante parmi les grandes familles des temps mérovingiens et carolingiens, où l’union matrimoniale était aussi un moyen de renforcer la cohésion du groupe politique. Selon Aurell, Seniofred était cousin germain de Guifré ; je pense pour ma part que leurs parents n’étaient sans doute liés que par une demi-fratrie, leurs mères étant différentes. Cela adoucit certes la consanguinité, mais ne change pas grand-chose à la proximité familiale de Guifré et Gunidilda, qui appartenaient à la même lignée et possédaient presque les mêmes ancêtres.

    Qui étaient dès lors ces derniers, dont sont issus les premiers comtes catalans ? Le généalogiste espère toujours, lorsqu’il se rapproche des dynasties locales, qu’une certaine exactitude historique va pouvoir lui servir de guide aisément pour progresser de plusieurs générations. Il n’en est rien concernant les premiers comtes catalans, en raison à la fois de leur éloignement dans le temps et de la rareté de l’historiographie d’époque, se rapportant à une région qui n’était que périphérique durant les premières décennies carolingiennes. C’est ainsi qu’en l’état des connaissances actuelles, on ne peut pas remonter l’ascendance de Guifré el Pelos plus loin que ses deux grands-pères. Et encore, y a-t-il là beaucoup matière à débats…

    Tout au plus sait-on avec certitude qu’il était le fils de Sunifred, comte d’Urgell et Cerdanya entre 820 et 848, ainsi que de Gerona, Barcelona et Narbonne après 844 [9]. Sunifred avait épousé Ermessinda, dont on sait seulement qu’elle était issue d’une éminente famille wisigothique de la région. À partir de ces indices, deux opinions divergent, même si le résultat généalogique n’est pas résolument différent. Pour les uns, Sunifred était le quatrième fils de Bellon, comte wisigoth de Carcassonne, originaire du Conflent, auquel Charlemagne avait confié peu avant 778 l’autorité sur l’ensemble des territoires de la Marche d’Espagne. Certes, les familles comtales de Carcassonne, du Razès, d’Ampurias-Rossello, sont toutes issues des fils de Bellon ; alors, pourquoi pas celle d’Urgell-Cerdanya ?

    Sans doute, estiment d’autres historiens, parce que ce dernier comté possédait déjà un titulaire autochtone, contemporain de Bellon, et aussi notable que lui, en la personne de Borrell, nommé comte d’Osona vers 798 par Louis, fils de Charlemagne, aux côtés duquel il participa à plusieurs expéditions contre les Sarrasins en terre espagnole, à l’époque où Louis n’était que duc d’Aquitaine. Et parce que ce même Louis, devenu le roi Louis le Pieux, accorda définitivement en 829 à son fidèle Sunifred l’importante terre de Fontcouverte [10] que son père Borrell tenait déjà de Charlemagne. Ce Borrell comte d’Osona était Goth, comme Bellon ; comme lui aussi, il était d’origine locale, peut-être cerdan, plus probablement conflentois ; comme lui, il était fidèle aux rois carolingiens ; comme lui, il mourut au début du IXe siècle (812 pour Bellon, 820 pour Borrell), transmettant sa charge comtale à son ou ses enfant(s). Comme lui, donc, il peut prétendre au “titre” de grand-père de Guifré el Pelos.

    Le généalogiste, ici, n’aura pas la difficile tâche de choisir. Car en fait, selon toute vraisemblance, les deux comtes goths méritaient bel et bien ce titre. Les tenants (dont je suis) de l’hypothèse selon laquelle Sunifred, père de Guifré, était fils de Borrell d’Osona estiment à la suite d’Archibald Lewis [11] que son épouse Ermessinda était fille de Bellon, peut-être par un second mariage de celui-ci avec une certaine Nimilde. Quant à ceux qui considèrent avec Ramon d’Abadal [12] que Sunifred était fils de Bellon, ils ne sont pas longs à reconnaître que la seule famille qui avait le rang suffisant pour lui donner une épouse, en la personne d’Ermessinda, était … celle de Borrell.

    Borrell et Bellon furent donc les deux grands pères de Guifré. Pourtant, Bellon conserve une certaine suprématie généalogique vis-à-vis de la postérité d’el Pelos. En effet, parmi ses petits-fils, figure un Seniofred, connu par sa fonction d’abbé de Lagrasse, que beaucoup considèrent comme le probable père de Gunidilda, l’épouse de Guifré [13]. Leur mariage fut selon toute vraisemblance le moyen de renforcer l’union entre deux des familles wisigothiques les plus fidèles à la monarchie carolingienne. Il revint à Guifré et Gunidilda, durant les années de leur règne, de distendre cette allégeance, pour le profit exclusif de leur descendance, qui fera l’objet du dernier article de cette série, dans le prochain Nissaga.

    Les premiers comtes catalans (II)

    [1] La grande complexité des épisodes, et les multiples débats entre historiens sur ces temps anciens, sont incompatibles avec la nécessité de faire un article suffisamment court pour rester digeste. Je présente donc ici une vision radicalement simplifiée de toute cette histoire.

    [2] Il est probable que le père de Guifré, sur lequel on reviendra, mourut de mort violente lors de la révolte de Guillaume, fils de feu Bernard de Septimanie, tentant de reconquérir les comtés de la Marche d’Espagne pour le compte de sa famille, issue des Guilhemides toulousains.

    [3] “Seigneur” espagnol, sans doute des Pyrénées centrales, qui s’était rallié aux Sarrasins et tenta à plusieurs reprises, en vain, de reconquérir Barcelone.

    [4] En tous cas durant la fin du règne de Charles le Chauve et celui de Louis le Gros. La déliquescence progressive du pouvoir des rois carolingiens par la suite distendit les liens entre les comtés catalans et les rois francs. Ces liens étaient déjà devenus inexistants lors de la prise du pouvoir à Compiègne du robertien Eudes, en 888.

    [5] Ce n’est que bien plus tard que les comtesses, duchesses et autres princesses furent confinées à un rôle strictement procréateur. Pendant le Haut Moyen-Âge, nombreuses furent celles qui jouèrent un rôle politique éminent aux côtés de leurs époux, surtout lorsqu’il advint qu’elles furent précocement veuves.

    [6] Pour résumer en quelques mots : Judith avait été mariée vers 856, à moins de 15 ans, au vieil Æthelwulf, 61 ans, roi de Wessex (Sud-Ouest de l’Angleterre). Deux ans plus tard, elle devint la femme du propre fils de son défunt mari, Æthelbald. Baudouin de Flandre l’enleva alors au terme d’une expédition victorieuse, avec l’entier accord de Judith, rapporte la chronique, mais au grand courroux de son père Charles le Chauve, qui avait besoin de paix avec les royaumes normands.

    [7] On n’a aucun indice permettant de dater sûrement cette union. Mais une charte du 27 juin 875, par laquelle Guifré et Gunidilda firent plusieurs donations au futur monastère de Sant Joan de les Abadesses, mentionne que leur fille Emma en deviendra la première abbesse. On peut légitimement supposer que celle-ci avait alors franchi le seuil raisonnable de l’espérance de survie juvénile, et qu’elle avait donc au moins une dizaine d’années.

    [8] Dans Les noces du comte – Mariage et pouvoir en Catalogne (758 – 1213), Publications de la Sorbonne, 1995.

    [9] Même si les historiens anciens ont longtemps intercalé entre eux un personnage imaginaire appelé Guifré d’Arria, vraisemblablement en raison d’une mauvaise datation d’une charte concernant un comte Guifré, fils d’un autre comte Guifré, que l’on attribuait au Pelos, alors qu’elle émanait d’un de ses fils.

    [10] Il ne s’agit bien sûr pas du hameau proche de Caixas, mais du Fontcouverte qui est à mi-chemin entre Narbonne et Carcassonne.

    [11] Dans son ouvrage en langue anglaise : The Development of Southern French and Catalan Society, 718-1050, University of Texas, 1965

    [12] Dans Els primers comtes catalans, Barcelone, 1958. Il est à noter que ce livre marque un changement dans l’opinion de Ramon d’Abadal i Vinyals, puisqu’en 1949, dans Un diplôme inconnu de Louis le Pieux pour le comte Oliba de Carcassonne, article publié dans les Annales du Midi, il était partisan de la filiation entre Sunifred et Borrell.

    [13] Rien de choquant à cela, ici, le titre d’abbé étant à l’époque surtout une fonction nobiliaire et “seigneuriale”, sans que son titulaire soit nécessairement religieux lui-même.

    Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)

    Ce texte est paru dans Nissaga  (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)