• Infirmière des enfants au camp de Rivesaltes (1941-1942)

    Freidel Bohny-Reiter

    C'est une page tragique de notre histoire qui nous est révélée par le témoignage poignant d'une jeune femme venue à Rivesaltes en mission humanitaire. Elle a rencontré ici ce que l'homme avait inventé de pire pour nuire à ses semblables.

    Une jeune infirmière suisse arrive le 12 novembre 1941 au camp de Rivesaltes. Dans son journal intime, qu'elle tiendra jour après jour, elle livre ses premières impressions : « Le vent souffle violemment autour des baraques. Il passe sans pitié par-dessus ce village qui se dresse, baraque après baraque, dans une monotone étendue de pierres. C'est ici, dans cette désolation que vivent des gens pendant des semaines, des mois, dans des conditions les plus primitives. Sans parler de l'inquiétude pour leur famille. Yeux ouverts ou fermés, je ne vois rien que d'immenses yeux d'enfants affamés dans des visages marqués par la souffrance et l'amertume. Et encore des yeux qui défilent devant moi comme dans un film. Il n'y a qu'un jour que je suis ici, il me semble que c'est une semaine ».

    Freidel Bohny-Reiter ne sait pas, en cet instant, qu'elle sera confrontée quelques mois plus tard à des cas de conscience dont elle ne se remettra jamais.

    Membre du Secours suisse aux enfant ( voir l'article Élisabeth Eidenbenz), donc de nationalité suisse, elle n'est nullement obligée de s'intéresser au sort des enfants victimes du conflit qui, peu à peu, gagne l'Europe et le monde. La Suisse est un pays neutre mais l'association caritative « Aide Suisse » a déjà volé au secours des enfants lors de la guerre d'Espagne et de la « Retirada » qui a suivi.

    Née e, 1912 à Vienne, en Autriche, elle connaît à peine son père qui est tué au front. La misère et la famine qui touche les enfants viennois verront la Croix-Rouge organiser des « trains d'enfants » vers la Suisse. A 8 ans, Freidel est accueillie dans une famille chez qui elle restera jusqu'à l'âge de 24 ans, Elle fait ses études d'infirmière en pédiatrie à Zurich, part pour un an et demi à Florence et s'engage ensuite au Cartel suisse au secours des enfants qui l'envoie directement dans un camp du sud de la France, le 12 novembre 1941. La veille, elle est passée par la Maternité de Elne dirigée par l'une de ses compatriotes. Elle y a convoyé un petit espagnol malade du cœur et il lui tarde de gagner le lieu de son nouveau travail, le camp de Rivesaltes.

    Cette zone de la France n'est pas encore occupée par les Allemands mais le gouvernement de Vichy, dans sa volonté d'exclure les indésirables, les parque dans des camps comme celui de Rivesaltes. 21000 personnes environ sont passées par le camp entre début 1941 et fin 1942. Les Espagnols sont majoritaires (54%) mais une quinzaine de nationalité y sont représentées et les causes d'internement sont multiples : défaut de pièces d'identité, passage illégal de la ligne de démarcation, résidence sans autorisation dans la zone interdite, évasion d'un camp de la zone occupée, suspicion politique, nomadisme ou tout simplement être Juif, comme par exemple les Lastman, réfugiés juifs d'Allemagne dont dix membres de la famille seront internés au camp de Rivesaltes.

    La vie au camp

    Cet immense territoire aride, couvrant une superficie de 612 hectares dont 12 bâties, est traversé en son milieu par la route Rivesaltes-Opoul. Construit pour les besoins militaires en 1938, il devient dès la mobilisation de 1939, un camp de transit. Le gouvernement de Vichy ayant transféré en septembre 1940 la responsabilité de la surveillance des camps au ministère de l'Intérieur, celui de Rivesaltes devient un Centre d'Hébergement destiné « aux étrangers en surnombre dans l'économie nationale ».

    Dès octobre 1940, plus de 1000 mères espagnoles, venant des camps de Saint-Cyprien et de Argelès sont transférées avec leurs enfants au camp de Rivesaltes. Les rejoindrons quelques jours plus tard 1125 juifs sarrois et palatins.

    Sur les 16 îlots du camp, 7 sont affectés au Ministère de l'Intérieur. Chaque îlot est formé de baraques numérotées dépourvues de tout confort. Le toit de tuiles plates n'est pas plafonné et le sol est cimenté. Il n'y a pas d'eau courante et, à l'intérieur, un bas-flanc à étage occupe le plus grand espace. Les latrines sont à l'extérieur, exposées aux regards de tous, surélevées pour pouvoir recueillir les excréments dans les tinettes. C'est l'entreprise Lacassagne qui est chargée de la vidange des tinettes, infestées de moustiques en été. Quelques points d'eau entre les baraques font office de lavoirs.

    Faute d'argent, le camp est sous-équipé. Dans leur grande majorité, les bâtiments ne sont pas chauffés et, lorsqu'il y a un poêle, c'est le bois qui manque. Plus de 2000 vitres sont bisées, laissant s’engouffrer la glaciale tramontane.

    C'est dans ce triste décor que débarque Freidel Bohny-Reiter et, avec d'autres, elle va s'employer à soulager la misère la plus lourde à porter, celle des enfants, innocentes victimes, comme toujours, des conflits d'adultes.

    Dans son journal intime, elle ne parle pas de ce que sont les relations entre les internés du camp et la population rivesaltaise, peut-être par pudeur. Nous savons cependant que le maire de Rivesaltes, Gaudérique Bertrand, a pris le 10 février 1941 un arrêté interdisant la vente de produits ou denrées aux hébergés du camp. Et deux autres, le 16 février et le 18 avril : Il est interdit aux commerçants de Rivesaltes, bouchers, charcutiers, boulangers et tous marchands de produits alimentaires de vendre, même sur présentation de cartes ou de tickets d'alimentation, des produits ou des denrées alimentaires aux hébergés du camp. Car il sait, le maire que, théoriquement, le camp doit recevoir ses propres provisions et que la population dont il a la charge souffre également de restrictions. Ce qu'il ignore probablement, c'est qu'une importante quantité de vivres destinés aux internés, la viande en particulier, n'arrive pas à destination, détournée par un trafic de marché noir. Et la faim tenaille les entrailles des pauvres internés.

    14 novembre 1941, Freidel écrit : « le plus affligeant reste l'infirmerie des tout petits. Ils sont là, avec leur visage pâle de vieillards, couchés dans leurs petits lits de bois, sans draps, sans couches, le dos, leurs petites jambes souvent couvertes de plaies, d'abcès. Je me casse la tête, comment aider ? (…) À chaque fois je suis abattue en quittant la baraque. » Peu à peu s'incruste dans les esprits l'horrible banalisation de la mort. Freidel va sauver des vies en envoyant des enfants à la pouponnière de Banyuls ou à la Maternité de Elne mais à chaque fois il faut se battre avec l'administration, cas par cas et c'est long, et c'est dur...

    Le pire était là

    Pour elle, le plus éprouvant reste encore à venir car, en juillet 1942, le gouvernement de Vichy a donné son accord aux Allemands pour la déportation des Juifs, les adultes comme les enfants. Le rassemblement pour les départs se fera à l'îlot K2 avant le jour. Au début, personne ne comprend : « où va-t-on nous envoyer? » questionnent certains. Et elle répond : « Soyez courageux, ça ne peut pas être pire. » Pour empêcher des scènes pénibles, le directeur du camp a demandé à Freidel d'accompagner les Juifs sur le quai de la gare, après leur avoir préparé quelques provisions. Maintenant elle sait que ces gens partent pour la mort et elle s'interroge : n'est-elle pas en train de prêter main-forte à cette action ?

    Encore aujourd'hui, écrit Michèle Fleury-Seemuller, toutes celles qui ont assisté à l'horreur des déportations en parlent avec désespoir : « il y a eu des transports où on ne pouvait plus rien faire (…) on ressentait une rage intérieure et on se disait qu'il fallait essayer de sauver le plus de gens possibles, même en mentant (…) ce qui pesait le plus c'était de voir que pour chaque aide du Secours aux enfants, lorsqu'on pouvait retirer quelqu'un des listes de déportation, une autre personne était mise à sa place. Elle aussi aurait aimé vivre. »

    Au total, ce sont 2313 internés juifs du camp de Rivesaltes, entre 11 août et le 20 octobre 1942, qui partiront pour Auschwitz via Drancy. Parmi eux, il y a plus de 10% d'enfants.

    Le 11 novembre 1942, l'armée allemande envahit la zone Sud de la France et le 23, l'ordre est donné d'évacuer les camps.

    « Plus rien ne me retenait ici, écrit Freidel Bohny-Reiter. Les baraques grises, sans les cris d'enfants, étaient désolées. Même les collines environnantes que j'avais tant aimées étaient devenues grises. Le Mont Canigou était lointain, froid et distant. Nos sacs de montagne nous attendaient. J'ai fermé la porte à clef, par habitude, elles auraient très bien pu rester ouvertes. Et je suis partie. C'était étrange de tout laisser derrière moi, le camp, tout ce qui m'avait tellement coûté, dont j'avais porté toute la responsabilité. »

    Revenue à Perpignan en 1997 à l'occasion de la diffusion du film « Journal de Rivesaltes » réalisé d'après son livre et interrogée par le rédacteur en chef de La Semaine du Roussillon Freidel déclare : « Aujourd'hui, cinquante ans après, c'est encore un mur. Je ne comprends toujours pas. Ces six millions de morts... Et ça continue. »

    Combien a-t-elle sauvé de vies ? Beaucoup, sans doute, mais ce sont celles pour qui rien n'a été possible qui hantent mes souvenirs, pour toujours...

    Article paru dans La Semaine du Roussillon





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