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Par atao feal le 19 Juillet 2014 à 10:12
Il faut bien l’avouer. Tout généalogiste qui voit, au détour d’un acte (le plus souvent notarié) ses recherches franchir le seuil du quinzième siècle et s’enfoncer dans le Moyen-Âge ressent un petit frémissement d’émotion.
On a beau ne pas systématiquement vouloir épingler Charlemagne à son tableau de chasse, lorsqu’on débute sa généalogie, reconnaissons quand même qu’il y a quelque chose de plaisant à se dire que tel ancêtre a pu entendre les échos, même lointains, des voyages de Christophe Colomb ; ou que tel autre, qui vivait à Rouen en 1431, a peut-être fait partie de la foule qui assista au supplice de Jeanne d’Arc. Et puis, parfois, le rameau s’avère plus vivace que prévu, et la remontée des siècles continue jusqu’à des époques que l’on n’aurait jamais imaginé fréquenter. J’ai récemment connu cette aventure généalogique, qui (surprise supplémentaire !) m’a conduit jusqu’aux premières générations des comtes qui ont gouverné, entre le VIIIe et le XIe siècle, ce qui allait devenir un peu plus tard la Catalogne [1]. De ce périple dans le temps est née l’idée de ce triple article, à la recherche de ceux qui furent les premiers “seigneurs” [2] de notre région. Tout tourne, on le verra, autour du fameux Guifré (Guifred dans les textes francs), surnommé “le Velu” (el Pilos), Marquis des Marches d'Espagne, Comte de Barcelona, Girona, Osona, Cerdagne et Urgell, qui vécut entre 840 (environ) et 897. J’en ai donc fait la charnière des deux articles généalogiques, dont le premier, dans le prochain Nissaga, décrira son “règne” et abordera son ascendance, tandis que le deuxième, dans le Nissaga suivant, donnera quelques pistes pour l’étude de sa pléthorique descendance. Toutefois, il me faut au préalable consacrer un volet initial à une présentation de ce qu’était la Catalogne dite française entre les VIIIe et XIe siècles, tant elle était différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Le Haut Moyen-Âge des pays catalans est à bien des égards pour le généalogiste amateur une période totalement obscure, dont il n’est pas inutile de rappeler le contexte et les caractéristiques.
Bien sûr, la géographie physique de l’espace qui s’étendait entre Narbonne et les Albères ne présentait pas de grandes différences avec celle que nous connaissons, l’urbanisation et les infrastructures en moins. C’est en ce qui concerne l’implantation des populations que des spécificités se dégagent [3]. Globalement, au seuil du IXe siècle, le littoral est stabilisé dans sa ligne actuelle, malgré la persistance de larges zones marécageuses et incertaines qui, à partir du grau de Narbonne et jusqu’à Argelès, longent la mer. C’est donc un espace assez largement désert, d’autant plus que le voisinage maritime n’est plus considéré, depuis longtemps, comme un espace économique d’échanges pourvoyeurs de richesses, mais comme le lieu d’arrivée des ennemis (Normands, Sarrasins) qui ont ravagé ou occupé la région. La haute montagne est pour sa part un milieu hostile et inexploré, auquel les contemporains prêtent depuis des siècles des pouvoirs maléfiques qui éloignent les curieux : il faudra attendre 1285, dit la légende, pour que le Canigou soit vaincu pour la première fois, par Pere III d’Aragon. Ailleurs, les sites archéologiques font apparaître un espace où l’habitat, extrêmement morcelé, est surtout localisé le long des rivières et dans la plaine du Roussillon. Hormis, ici ou là, quelques maigres essarts et ermitages, vestiges de la protection parfois recherchée contre les invasions, l’homme n’a en effet guère pénétré l’épaisse forêt qui recouvre l’essentiel du territoire. La Catalogne héritée des temps wisigothiques, telle que Charlemagne l’a traversée lors de l’expédition d’Espagne de 778, s’avère être un espace sous-peuplé et dépourvu à la fois de villages, qui n’apparaîtront que durant la deuxième moitié du Xe siècle, et de villes, qui soit se sont éteintes peu à peu depuis l’Antiquité (Elne, Collioure, Ruscino…) soit qui n’ont pas encore commencé leur histoire (Perpignan, Argelès, Thuir, Céret, Prades…) [4].
Les populations qui occupent cet espace sont pour leur part héritières de plusieurs strates historiques, aux postérités variables. S’il ne reste aucun souvenir des Sardones, l’un des rares peuples pré-romains locaux dont on ait gardé le nom, ni des petites colonies grecques regroupées autour d’Ampurias, au sud des Pyrénées, l’occupation romaine a pour sa part laissé quelques traces : routes, villes, bâtiments. Mais c’est surtout l’occupation wisigothique (412 – 719) qui laissa une empreinte forte. Les patronymes, l’organisation politique et sociale, le droit, la langue, tout devint peu à peu plus goth que latin, sans toutefois aboutir au remplacement complet d’un système culturel par un autre. Ce n’est pas un hasard, on y reviendra, si les élites politiques locales sur lesquelles se fonda la construction de la future Catalogne étaient pour la plupart d’origine wisigothique. En revanche, l’irruption des Sarrasins dans l’espace ibérique, à partir de 711 jusqu’à la prise de Narbonne en 719, a eu des conséquences majeures sur notre région. Les Arabo-berbères n’y sont pas restés assez longtemps [5] pour que leur présence détruise les bases de la société wisigothique ; l’islam, notamment, ne s’implanta pas. Mais outre la violence de leur affrontement militaire, les deux mondes étaient trop dissemblables pour cohabiter. Nombreuses furent donc les populations locales qui quittèrent la région, refluant vers le Languedoc actuel, voire vers Toulouse. Et comme les occupants sarrasins furent bientôt trop occupés par la difficile cohésion de leur propre royaume pour songer à remplacer les populations parties, c’est une région excentrée et quasiment désertée que les Francs n’eurent pas trop de mal à reconquérir.
Conscient de la fragilité défensive d’un tel espace, échaudé peut-être aussi par la versatilité politique des peuplades pyrénéennes [6], Charlemagne s’empressa, dès la prise de Barcelone, de réorganiser politiquement l’ensemble des territoires pyrénéens qui constituaient désormais une protection essentielle de l’Empire carolingien contre les remuants voisins sarrasins. Ce fut la création de la Marche d’Espagne, composée de quinze comtés dépendants des monarques carolingiens, qui en nommaient les comtes. Huit d’entre eux concernaient les terres catalanes [7], preuve à la fois de l’absence de structures politiques préalables, et du souci carolingien de redonner une cohérence à ces territoires reconquis. Pour les diriger, Charlemagne et ses successeurs directs (Louis le Pieux de 814 à 840, puis Charles le Chauve de 840 à 877) puisèrent dans la seule “aristocratie” dont ils pouvaient disposer : celle des petits “seigneurs” locaux, tous Goths, qui étaient restés dans les vallées reculées, abrités des turbulences historiques et dans lesquelles ils jouissaient d’une incontestable autorité. Encore convenait-il aussi de repeupler la région, ce que le pouvoir carolingien sut faire en y accueillant tous ceux, Goths ou autres, qui quittaient le reste de la péninsule ibérique, restée sous domination sarrasine. Le système des aprisions, terres en friche données en bénéfice avec prescription trentenaire, sous réserve de les mettre en valeur par le défrichage et l’exploitation, attira les immigrants aussi sûrement que le souhait de rester dans un environnement chrétien.
C’est dans cette Catalogne en pleine réorganisation que, entre 848 et 870 environ, des rivalités profondes et sanglantes dressèrent les uns contre les autres plusieurs “seigneurs” des terres catalanes, désireux de rassembler sous leur autorité le plus grand nombre possible des comtés. À plusieurs reprises, Charles le Chauve dut intervenir pour raffermir l’autorité carolingienne. Vers la fin de son règne, la chronique raconte qu’au terme d’un combat, le roi se pencha au chevet d’un jeune chef catalan blessé, dont la bravoure avait été particulièrement décisive. Avisant un bouclier d’or posé là, Charles le Chauve imprégna ses doigts du sang du blessé, et barra le bouclier de quatre bandes rouges… Le drapeau catalan était né. Bien belle histoire, en vérité...
Mais hélas totalement imaginaire [8] ! Elle a toutefois le mérite d’attester l’importance politique acquise par celui qui n’était encore que Guifré d’Arria, mais qui en quelques années réussit à devenir le seul comte de tout l’espace catalan.
C’est de lui, de son règne et de son ascendance qu’il sera question dans le deuxième volet de cet article.
[1] Pour la commodité de la lecture, et sauf cas particulier que je préciserai, j’emploierai systématiquement les noms de lieux actuels. J’utiliserai également les appellations “Pyrénées Orientales” et “Catalogne”, bien qu’elles soient ici parfaitement anachroniques.
[2] Là aussi, le terme est anachronique, car lié à la société féodale qui ne se développera qu’un bon siècle plus tard.
[3] Les lecteurs fidèles de Nissaga seront peut-être surpris de lire ici une présentation géographique de la région passablement contradictoire avec celle qui découle des articles déjà publiés par notre ami Michel Sauvant. Celui-ci m’en voudra d’autant moins que nous avons déjà eu l’occasion d’échanger nos avis sur ce sujet ; il sait donc que je suis dubitatif sur le contexte historique de la thèse qu’il développe dans ses articles. Loin de moi l’idée de contester le considérable travail onomastique qui est le sien, vis-à-vis duquel mon incompétence est totale ; en revanche, sur le plan historique, la localisation et la datation qu’il retient pour le personnage de Stevus ne me paraissent pas correspondre à ce que je sais des conditions de peuplement, d’organisation territoriale, et de fonctionnement socio-économique de notre région durant les temps wisigothiques (Ve - VIIIe siècles). Mais il est vrai que la connaissance progresse nécessairement par la confrontation des opinions contradictoires.
[4] Les lecteurs désireux d’approfondir ces trop brefs développements pourront se référer aux remarquables travaux d’Aymat Catafau, notamment Les celleres et la naissance du village en Roussillon (1998)
[5] Narbonne fut reprise par Pépin le Bref, père de Charlemagne, dès 759 ; Gérone devint franque à son tour en 785, et Barcelone en 801.
[6] Dont l’armée franque eut cruellement à souffrir lors de la bataille de Roncevaux, où son arrière-garde fut trahie puis décimée par les montagnards vascons.
[7] Urgell, Cerdagne, Roussillon, Ampurias, Besalu, Ausona, Gerona et Barcelona. Auxquels il convient d’ajouter les trois “vicomtés” (nom impropre, mais employé par commodité) du Conflent, du Vallespir et de Peralada, plus ou moins inféodés aux comtés voisins.
[8] Outre qu’il semble acquis que Charles le Chauve ne soit jamais venu en Catalogne, le moine de Valence qui a rédigé cette légende, au milieu du XVIe siècle, a notamment oublié qu’il faudra attendre les croisades, deux siècles plus tard, pour voir apparaître les premiers blasons servant d’armoiries.
Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)
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Par atao feal le 19 Juillet 2014 à 10:22
Incontestablement apocryphe, la légende qui associe la naissance du drapeau catalan au personnage d’un jeune seigneur local que les écrits ont longtemps appelé Guifré d’Arria, suffit à symboliser l’importance de ce dernier dans la construction de ce qui allait devenir la première aire politique catalane structurée de façon autonome.
Pourtant, si l’œuvre de Guifré est désormais bien connue, que d’incertitudes sur le personnage lui-même, sur son mariage et son ascendance [1] !
Encore est-on assez heureux d’avoir une estimation correcte de ses dates de vie. Les historiens s’accordent désormais pour considérer que Guifré, de nos jours uniquement surnommé el Pelos, naquit dans la deuxième moitié des années 830. Il n’y a bien sûr aucun acte pour authentifier cette date, mais ce que l’on sait de sa vie permet cette estimation assez précise. C’est ainsi qu’à la mort de son père, en 848, il ne lui succéda pas dans ses charges comtales. Peut-être est-ce dû aux temps troublés [2], mais plus certainement au fait que Guifré n’avait alors pas encore atteint l’âge de la majorité, qui était généralement d’une quinzaine d’années. Par ailleurs, une naissance postérieure à 840 rendrait improbable le fait qu’il ait été investi des charges comtales qui furent les siennes dès 870. Né donc vers 837-838, le premier comte de tous les pays catalans mourut les armes à la main, une soixantaine d’années plus tard, à une date que les chroniques permettent de dater très précisément au 11 août 897. Ce jour-là, lors d’un affrontement entre ses troupes et celles de Llop ibn Muhammad [3], Guifré fut transpercé d’une lance, à Sancta Maria del Puch (aujourd'hui Puig, juste au nord de Valencia). Il fut inhumé au monastère de Ripoll, où sa tombe est toujours visible.
La mort de Guifré el Pelos mit fin à un règne de 27 ans, qui le vit accroître son influence et ses terres de façon continue, grâce à un savant équilibre entre d’une part le soutien affirmé aux rois carolingiens [4] et à leur lutte contre l’empire sarrasin, et d’autre part le contrôle pour le compte de sa fratrie puis de ses héritiers de tous les comtés catalans. Lui-même fut comte d’Urgell et de Cerdagne dès 870, de Barcelone, de Gerone et de Besalu à partir de 878, et enfin d’Osona après la réorganisation de ce comté en 886. Outre cette organisation politique des pays catalans au bénéfice d’une seule dynastie, Guifré el Pelos contribua à la renaissance socio-économique de la région, notamment en permettant le repeuplement de son centre, qui avait été dévasté et presque désertifié par les multiples incursions sarrasines et par des révoltes locales. Enfin, il fut un “prince” chrétien particulièrement attentif à l’essor de l’Église, dont plusieurs dignitaires locaux appartenaient d’ailleurs à sa parentèle. En témoignent la création de nombreuses églises (dont Formiguères en 873) et de plusieurs monastères, dont Ripoll (879) et Sant Joan de les Abadesses (887), ainsi que la restauration de l’évêché de Vic (886) obtenue du pape en personne.
À sa mort, Guifré laissa plusieurs enfants. Leur mère était la comtesse Gunidilda (ou Winidilda). Elle ne survécut pas longtemps à son mari, puisqu’une charte en date du 18 février 899 la mentionne décédée et règle le partage de certaines terres issues de son héritage. De cela, on est sûr. Mais pour le reste, on ne sait que très peu de choses d’elle…
Qui était Gunidilda ? De quelle famille était-elle issue ? Les historiens sont loin d’être d’accord sur la filiation de celle que jusqu’au bout les chartes présentèrent comme une comtesse particulièrement active dans le gouvernement de la Catalogne, aux côtés de Guifré [5]. Longtemps, l’opinion dominante fut qu’elle était fille de Baudouin Bras-de-fer, premier comte de Flandre, auquel Guifré aurait été confié à l’initiative du roi des Francs après la mort brutale de son père. Il aurait séduit la fille du comte, et tous deux se seraient mariés aux alentours de 860. Baudouin ayant épousé, dans des conditions rocambolesques, Judith fille du même roi des Francs Charles le Chauve [6], cette union avec une petite-fille de roi carolingien était suffisamment flatteuse pour que les hagiographes (religieux pour la plupart) de la lignée comtale catalane la reprennent. Elle a, pour les historiens comme pour les généalogistes, l’inconvénient d’être impossible. Passe encore qu’au milieu du IXe siècle, date de la mort du père de Guifré, Baudouin n’était pas encore titulaire d’un comté qui ne fut créé que vers 865.
Passe aussi qu’on voit mal pourquoi Charles le Chauve, aux prises avec de graves problèmes de sécession de plusieurs grands dignitaires locaux dans tout le Sud de la France, se serait soucié de la protection d’un enfant, héritier contesté d’un petit comté pyrénéen. Passe toujours qu’aucune charte de l’époque ne mentionne une fille aux côtés des deux fils connus de Baudouin et Judith. Mais ce sur quoi on ne saurait passer, c’est l’impossibilité chronologique entre le mariage de ces derniers, que le pape Nicolas Ier n’a autorisé qu’en 862, et celui de leur fille présumée Gunidilda avec Guifré … vers 860 [7] !
Il a fallu la découverte de plusieurs chartes de donations au monastère de Ripoll pour connaître enfin le nom du vrai père de Gunidilda : elle y lègue des biens provenant de feu son père Seniofred. Reste à identifier ce Seniofred (ou Sunifred), dont le prénom indique clairement l’origine wisigothique, et donc vraisemblablement septimanienne. Trois hypothèses sont débattues, sans que la solution ait été trouvée à ce jour.
1- La première, qui ne pourra jamais être démontrée, est que Guifré aurait épousé la fille d’un simple notable goth du Conflent. Après tout, au seuil des années 860, lui-même n’est qu’un “petit” seigneur local, isolé dans son château natal de Ria, et rien ne permet d’anticiper la destinée qui sera la sienne. Un mariage dans le même milieu social est crédible.
2- La deuxième fait appartenir Seniofred à une des autres familles comtales pyrénéennes, à laquelle Guifré se serait uni dans une démarche très monarchique, mais sans doute anachronique. Le souci est ici qu’on ne voit pas de quel comté il pourrait s’agir : Pallars, Ribagorza, Razès, Gerone, et même Barcelone ne sont pas gouvernés par des Goths ; Osona est détruit ; Toulouse est trop loin et politiquement impossible ; et il n’y a pas de Seniofred dans les familles régnant sur l’Ampurias-Rossello, l’Urgell-Cerdanya, ou le Besalu.
3- D’où le succès croissant, parmi les historiens, de la thèse initialement avancée par Martin Aurell [8], qui estime que Gunidilda était une (très) proche parente de Guifré. On sait que malgré les condamnations de l’Église, les mariages endogamiques (voire carrément incestueux) étaient monnaie courante parmi les grandes familles des temps mérovingiens et carolingiens, où l’union matrimoniale était aussi un moyen de renforcer la cohésion du groupe politique. Selon Aurell, Seniofred était cousin germain de Guifré ; je pense pour ma part que leurs parents n’étaient sans doute liés que par une demi-fratrie, leurs mères étant différentes. Cela adoucit certes la consanguinité, mais ne change pas grand-chose à la proximité familiale de Guifré et Gunidilda, qui appartenaient à la même lignée et possédaient presque les mêmes ancêtres.
Qui étaient dès lors ces derniers, dont sont issus les premiers comtes catalans ? Le généalogiste espère toujours, lorsqu’il se rapproche des dynasties locales, qu’une certaine exactitude historique va pouvoir lui servir de guide aisément pour progresser de plusieurs générations. Il n’en est rien concernant les premiers comtes catalans, en raison à la fois de leur éloignement dans le temps et de la rareté de l’historiographie d’époque, se rapportant à une région qui n’était que périphérique durant les premières décennies carolingiennes. C’est ainsi qu’en l’état des connaissances actuelles, on ne peut pas remonter l’ascendance de Guifré el Pelos plus loin que ses deux grands-pères. Et encore, y a-t-il là beaucoup matière à débats…
Tout au plus sait-on avec certitude qu’il était le fils de Sunifred, comte d’Urgell et Cerdanya entre 820 et 848, ainsi que de Gerona, Barcelona et Narbonne après 844 [9]. Sunifred avait épousé Ermessinda, dont on sait seulement qu’elle était issue d’une éminente famille wisigothique de la région. À partir de ces indices, deux opinions divergent, même si le résultat généalogique n’est pas résolument différent. Pour les uns, Sunifred était le quatrième fils de Bellon, comte wisigoth de Carcassonne, originaire du Conflent, auquel Charlemagne avait confié peu avant 778 l’autorité sur l’ensemble des territoires de la Marche d’Espagne. Certes, les familles comtales de Carcassonne, du Razès, d’Ampurias-Rossello, sont toutes issues des fils de Bellon ; alors, pourquoi pas celle d’Urgell-Cerdanya ?
Sans doute, estiment d’autres historiens, parce que ce dernier comté possédait déjà un titulaire autochtone, contemporain de Bellon, et aussi notable que lui, en la personne de Borrell, nommé comte d’Osona vers 798 par Louis, fils de Charlemagne, aux côtés duquel il participa à plusieurs expéditions contre les Sarrasins en terre espagnole, à l’époque où Louis n’était que duc d’Aquitaine. Et parce que ce même Louis, devenu le roi Louis le Pieux, accorda définitivement en 829 à son fidèle Sunifred l’importante terre de Fontcouverte [10] que son père Borrell tenait déjà de Charlemagne. Ce Borrell comte d’Osona était Goth, comme Bellon ; comme lui aussi, il était d’origine locale, peut-être cerdan, plus probablement conflentois ; comme lui, il était fidèle aux rois carolingiens ; comme lui, il mourut au début du IXe siècle (812 pour Bellon, 820 pour Borrell), transmettant sa charge comtale à son ou ses enfant(s). Comme lui, donc, il peut prétendre au “titre” de grand-père de Guifré el Pelos.
Le généalogiste, ici, n’aura pas la difficile tâche de choisir. Car en fait, selon toute vraisemblance, les deux comtes goths méritaient bel et bien ce titre. Les tenants (dont je suis) de l’hypothèse selon laquelle Sunifred, père de Guifré, était fils de Borrell d’Osona estiment à la suite d’Archibald Lewis [11] que son épouse Ermessinda était fille de Bellon, peut-être par un second mariage de celui-ci avec une certaine Nimilde. Quant à ceux qui considèrent avec Ramon d’Abadal [12] que Sunifred était fils de Bellon, ils ne sont pas longs à reconnaître que la seule famille qui avait le rang suffisant pour lui donner une épouse, en la personne d’Ermessinda, était … celle de Borrell.
Borrell et Bellon furent donc les deux grands pères de Guifré. Pourtant, Bellon conserve une certaine suprématie généalogique vis-à-vis de la postérité d’el Pelos. En effet, parmi ses petits-fils, figure un Seniofred, connu par sa fonction d’abbé de Lagrasse, que beaucoup considèrent comme le probable père de Gunidilda, l’épouse de Guifré [13]. Leur mariage fut selon toute vraisemblance le moyen de renforcer l’union entre deux des familles wisigothiques les plus fidèles à la monarchie carolingienne. Il revint à Guifré et Gunidilda, durant les années de leur règne, de distendre cette allégeance, pour le profit exclusif de leur descendance, qui fera l’objet du dernier article de cette série, dans le prochain Nissaga.
[1] La grande complexité des épisodes, et les multiples débats entre historiens sur ces temps anciens, sont incompatibles avec la nécessité de faire un article suffisamment court pour rester digeste. Je présente donc ici une vision radicalement simplifiée de toute cette histoire.
[2] Il est probable que le père de Guifré, sur lequel on reviendra, mourut de mort violente lors de la révolte de Guillaume, fils de feu Bernard de Septimanie, tentant de reconquérir les comtés de la Marche d’Espagne pour le compte de sa famille, issue des Guilhemides toulousains.
[3] “Seigneur” espagnol, sans doute des Pyrénées centrales, qui s’était rallié aux Sarrasins et tenta à plusieurs reprises, en vain, de reconquérir Barcelone.
[4] En tous cas durant la fin du règne de Charles le Chauve et celui de Louis le Gros. La déliquescence progressive du pouvoir des rois carolingiens par la suite distendit les liens entre les comtés catalans et les rois francs. Ces liens étaient déjà devenus inexistants lors de la prise du pouvoir à Compiègne du robertien Eudes, en 888.
[5] Ce n’est que bien plus tard que les comtesses, duchesses et autres princesses furent confinées à un rôle strictement procréateur. Pendant le Haut Moyen-Âge, nombreuses furent celles qui jouèrent un rôle politique éminent aux côtés de leurs époux, surtout lorsqu’il advint qu’elles furent précocement veuves.
[6] Pour résumer en quelques mots : Judith avait été mariée vers 856, à moins de 15 ans, au vieil Æthelwulf, 61 ans, roi de Wessex (Sud-Ouest de l’Angleterre). Deux ans plus tard, elle devint la femme du propre fils de son défunt mari, Æthelbald. Baudouin de Flandre l’enleva alors au terme d’une expédition victorieuse, avec l’entier accord de Judith, rapporte la chronique, mais au grand courroux de son père Charles le Chauve, qui avait besoin de paix avec les royaumes normands.
[7] On n’a aucun indice permettant de dater sûrement cette union. Mais une charte du 27 juin 875, par laquelle Guifré et Gunidilda firent plusieurs donations au futur monastère de Sant Joan de les Abadesses, mentionne que leur fille Emma en deviendra la première abbesse. On peut légitimement supposer que celle-ci avait alors franchi le seuil raisonnable de l’espérance de survie juvénile, et qu’elle avait donc au moins une dizaine d’années.
[8] Dans Les noces du comte – Mariage et pouvoir en Catalogne (758 – 1213), Publications de la Sorbonne, 1995.
[9] Même si les historiens anciens ont longtemps intercalé entre eux un personnage imaginaire appelé Guifré d’Arria, vraisemblablement en raison d’une mauvaise datation d’une charte concernant un comte Guifré, fils d’un autre comte Guifré, que l’on attribuait au Pelos, alors qu’elle émanait d’un de ses fils.
[10] Il ne s’agit bien sûr pas du hameau proche de Caixas, mais du Fontcouverte qui est à mi-chemin entre Narbonne et Carcassonne.
[11] Dans son ouvrage en langue anglaise : The Development of Southern French and Catalan Society, 718-1050, University of Texas, 1965
[12] Dans Els primers comtes catalans, Barcelone, 1958. Il est à noter que ce livre marque un changement dans l’opinion de Ramon d’Abadal i Vinyals, puisqu’en 1949, dans Un diplôme inconnu de Louis le Pieux pour le comte Oliba de Carcassonne, article publié dans les Annales du Midi, il était partisan de la filiation entre Sunifred et Borrell.
[13] Rien de choquant à cela, ici, le titre d’abbé étant à l’époque surtout une fonction nobiliaire et “seigneuriale”, sans que son titulaire soit nécessairement religieux lui-même.
Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)
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Par atao feal le 19 Juillet 2014 à 10:31
Pour le dernier volet de cette brève évocation des premiers comtes qui eurent à gérer les terres catalanes [1], je voudrais vous convier à une cérémonie. Et non des moindres : l’inhumation de Guifré el Pelos. Quelques jours plus tôt, le 11 août 897, dans les collines situées au Nord de Valencia, l’accrochage avait été violent avec les hommes de Llop ibn Muhammad. Violent et fatal au comte. D’autant plus violent, sans doute, que les deux adversaires représentaient les exacts inverses. D’un côté, le chef pyrénéen, peut-être même catalan, mais rallié aux Sarrasins, et menant pour eux d’incessants assauts contre les frontières que les Francs avaient instaurées, bien au sud de Barcelone, presque un siècle plus tôt. De l’autre, celui qui n’avait eu de cesse, depuis 27 ans, d’émanciper les comtés catalans de la tutelle franque et de consolider le pouvoir, y compris territorial, de sa dynastie naissante. Il y avait d’autant mieux réussi qu’en Francie, au fil des décennies, le pouvoir carolingien s’était peu à peu délité. Guifré était né dans les dernières années du règne de Louis le Pieux, fils de Charlemagne et comme lui Empereur d’Occident. Il mourut alors qu’à Paris les Carolingiens ne possédaient même plus le pouvoir, au profit du Robertien Eudes, que les nobles avaient préféré au trop jeune Charles [2].
Entre-temps, Barcelone était devenue l’incontestable capitale d’une aire catalane qui ne devait désormais rien à qui que ce soit, et dont l’autorité était autant politique que religieuse et militaire.
Ils n’étaient sûrement pas conscients de ces enjeux, les centaines d’habitants qui, n’en doutons pas, se pressaient aux alentours du monastère Santa Maria de Ripoll, lieu de l’inhumation, quelques jours après la fatale bataille. Ils ressentaient sans doute cette vague mais entêtante peur de l’avenir qui étreint les peuples lorsque disparaît celui qui, depuis tant d’années, dirige leurs destinées. Guifré avait ramené la paix sur les terres catalanes. Elles étaient désormais en sécurité ; elles s’étaient repeuplées ; l’agriculture, le commerce, l’économie en un mot, y avaient repris leurs droits ; la religion chrétienne, enfin, y était partout triomphante, comme en témoignait le monastère lui-même, flambant neuf, que le comte avait fondé moins d’une décennie plus tôt. Et si les paysans et les notables de Ripoll, ainsi que ceux qui avaient convergé de plus loin, au fur et à mesure qu’avait enflé la rumeur de la mort du comte, priaient avec ferveur, c’était pour que cela continue. Pour que leurs prières inspirent celui, ou ceux, que l’avenir verrait succéder au Pelos. Mais qui ? Nul ne le savait. Un enfant de Guifré, bien sûr ; mais lequel ? Il en avait eu tant, qui tous étaient désormais rassemblés à l’intérieur du monastère, autour de leur mère la comtesse Gunidilda !
La veuve du comte, à l’intérieur du monastère, conduisait le deuil. Elle avait environ 55 ans, et toujours, pendant ses années de règne, Guifré l’avait associée au pouvoir. En cette fin du IXe siècle, l’heure n’était pas encore aux épouses effacées, recluses dans leur fonction reproductrice. Il fallait être une forte femme, pour être comtesse ; et nul doute que Gunidilda le fut, omniprésente dans les chartes datant du règne de son époux.
Pourtant, au moment de porter ce dernier en terre, elle savait sans doute déjà que son temps était passé. Tous ses enfants, rassemblés autour d’elle en ce jour d’août 897, avaient atteint l’âge adulte. Il n’y aurait pas à attendre leur majorité ni à assumer à leur place les charges comtales. Sa génération devait laisser la place, désormais. De fait, Gunidilda suivit d’assez peu son mari dans la tombe : sans doute dès l’année suivante, puisqu’une charte du 18 février 899 nous est parvenue, qui règle la possession des biens de la défunte comtesse.
Autour d’elle, devant le cercueil de Guifré, leurs neuf enfants (peut-être dix) survivants. On ne sait rien, bien sûr, des liens affectifs qui partageait sûrement cette imposante fratrie. Mais on peut néanmoins la diviser en trois groupes, aux fonctions et au destin bien différents. Aux côtés de Gunidilda, les plus proches d’elle pendant la cérémonie funèbre, Radulfe et Emma. Lui, parce qu’il est le maître des lieux en tant qu’abbé de Ripoll ; elle, parce qu’elle est abbesse de Sant Juan de les Abadesses, autre monastère fondé par ses parents. Tous deux furent voués à la religion dès leur plus jeune âge ; tous deux furent désignés par leurs parents pour être les premiers abbés de leur monastère respectif (Radulfe le quittant plus tard pour la charge d’évêque d’Urgell) ; tous deux vécurent jusqu’au début des années 940, sans participer de façon notable au destin politique des terres catalanes. Mais leur abbatiat y contribua grandement à la prospérité de la foi chrétienne, et fut pour beaucoup dans le prestige considérable, par la suite, des deux monastères. On sait que Radulfe eut deux fils [3], d’une femme dont nous ignorons tout : l’un mourut jeune, et l’autre n’eut semble-t-il qu’une fille, qui devint moniale à son tour. Ni lui, ni Emma, donc, n’eurent de descendance identifiée durant les siècles suivants.
Un peu en retrait parmi les enfants du défunt comte, se tenaient ensuite trois (peut-être quatre) filles. Comme souvent dans les dynasties du Haut Moyen Âge, on ne connaît leur existence que par une fugace mention au détour d’une charte. Sans savoir ni leur date de naissance, ni leur éventuel destin matrimonial, ni bien sûr leur descendance. Il y eut au moins une religieuse (une autre !) parmi elle : Cixilona, dont une charte nous apprend le décès et l’inhumation, en mai 945 à Granollers [4]. Sa soeur Ermesinda vivait encore au 13 juin 921, mais la troisième sœur Riquilda était déjà décédée au 19 avril 925. C’est tout ce que l’on sait d’elles. Sans doute ces dernières furent-elles mariées à des notables ou de petits nobles catalans, pour s’attacher leur fidélité à la famille comtale [5]. Un destin classique de filles cadettes, en des temps où primait le besoin de consolidation du pouvoir dans l’aire catalane. Et c’est parce que leur vie fut bien discrète qu’on peut douter de l’existence d’une quatrième soeur, nommée Gunidilda comme sa présumée mère, et qui aurait été l’épouse de Raymond II, comte de Toulouse [6]. Outre que la dynastie raymondine ne faisait pas vraiment bon ménage avec les comtes catalans, il n’y a pas assez d’indications, historiques ou archivistiques, pour authentifier qu’un aussi prestigieux mariage ait pu être conclu par les comtes de Barcelone.
Quoi qu’il en soit, ceux qui en ce jour de deuil, et jusque dans le choeur de l’église du monastère, retiennent toute l’attention sont les quatre fils laïcs de Guifré. Ce sont eux qui vont se partager son héritage. Ce sont eux dont la descendance va peu à peu s’allier à toutes les familles régnantes de l’époque. Ce sont eux qui vont assurer la postérité et le prestige de la maison comtale de Barcelone, issue d’el Pelos. En tête, marchait celui dont le prénom indique qu’il était très probablement l’aîné des fils : Guifré Borrell [7]. C’est lui qui hérita du titre de Comte de Barcelone, Gerone et Osona, avec une nette prééminence sur ses frères. C’est lui qui, en 899, se rendit à Tours-sur-Marne pour rencontrer le roi des Francs, Charles le Simple et l’assurer de sa fidélité [8]. C’est lui toutefois qui mourut le premier, dès 911, âgé d’une quarantaine d’années seulement. La Gesta Comitum Barcinonensium [9] affirme qu’il est mort empoisonné, mais aucun élément ne vient corroborer cette assertion. Quoi qu’il en soit, assassiné ou pas, Guifré Borrell laissait une fille unique, Riquilda, encore enfant. Sa mère était une comtesse Garsenda. Comme toujours, l’origine familiale de celle-ci n’est jamais mentionnée dans les rares textes de l’époque qui nous soient parvenus. C’est par déduction [10] qu’il faut procéder pour tenter de l’identifier. L’hypothèse la plus probable, même si elle n’est pas exempte d’incertitudes, est qu’elle serait issue de la famille des comtes d’Ampurias i Rosselló, fille de Sunyer II [11]. Devenue veuve, elle fit remarquablement prospérer sa lignée, puisque Riquilda fut mariée, dès avant 924, à Eudes (ou Odon), premier vicomte de Narbonne dont on soit certain qu’il porta ce titre, et dont les descendants s’allièrent à maintes familles d’Occitanie et du Languedoc. Par la suite, Garsenda rejoignit sa fille à Narbonne, où toutes deux moururent durant les années 950.
Le premier frère cadet de Guifré Borrell était Miro [12]. Lors du décès de leur père, il se vit attribuer les terres de Cerdagne, de Conflent et du Bergueda, même s’il semble avoir aussi porté pendant quelques temps le titre de comte de Barcelone, en commun avec son aîné. Mais contrairement à ce dernier, Miro semble s’être marié en dehors du cercle familial. Les avis divergent, comme toujours, sur les origines de la comtesse Ava, épousée vers 910. Pour les uns, elle était fille d’un comte de Ribagorza ; pour les autres, fille d’un aristocrate local, le lévite Fidel ; si une parenté (que rien n’indique) la liait à Miro, elle passait en tous les cas par sa mère, sur laquelle on ne sait rien. Plusieurs enfants (six ? huit ? là encore les historiens ne sont pas d’accord, car Miro eut aussi des enfants de sa maîtresse et cousine germaine Vigilia) naquirent du couple, dont elle eut à gérer les biens au décès précoce de son mari, en août 927. Elle se révéla jusqu’à sa mort, en 961, une comtesse extrêmement active, matant les révoltes de nobles, gérant le patrimoine foncier de ses quatre fils, dont deux moururent sans descendance. C’est au troisième d’entre eux, Oliba, que revinrent les titres qu’avait possédés Miro. Un personnage haut en couleur, physiquement contrefait [13], guerrier qu’on disait brutal, mais qui finit sa vie comme moine au monastère italien de Monte Cassino, en 990. Par lui, Miro et Ava furent les souches des dynasties de Cerdagne et de Besalu, qui s’allièrent à de nombreuses familles pyrénéennes, catalanes et languedociennes, et fournirent plusieurs évêques aux diocèses environnants.
Bien plus modeste apparaît la postérité du troisième fils laïc d’el Pelos, Seniofred. Il faut dire qu’il est le moins connu de tous. À la mort de son père, il devint comte d’Urgell, et il ne semble pas être beaucoup intervenu dans les querelles de ses frères et belles-sœurs. Peu de chartes le mentionnent, et toujours avec son seul titre d’Urgell, jusqu’à sa mort en 948. Selon toutes les sources, il n’eut que deux fils, Borrell et Ermengol, vraisemblablement morts avant lui, même si sa veuve est parfois présentée avec d’autres enfants [14]. De longs débats ont agité les historiens sur l’identité d’Adalaiz, épouse de Seniofred à partir des années 910-915. Longtemps, on a cru qu’elle était la nièce de son mari [15]. La découverte de nouveaux documents, et une chronologie mieux maîtrisée des générations successives de la famille comtale, ont désormais disqualifié cette union incestueuse. Il se pourrait bien, en fait, qu’Adalaiz soit Adélaïde, fille d’Ermengaud de Rouergue, comme tend à le montrer l’apparition du prénom Ermengol dans la famille. Les plus jeunes des fils de Guifré el Pelos avaient abandonné l’endogamie assidûment pratiquée par leurs aînés.
Car le dernier des fils laïcs du premier comte de Barcelone, peut-être même le plus jeune de ses enfants, s’est aussi marié, selon toute vraisemblance, hors de Catalogne. En 897, Sunyer n’était sûrement plus un enfant, mais il n’était pas encore assez âgé pour prendre la tête d’un comté. Celui de Besalu lui fut destiné, alors dirigé par son oncle. Mais la mort précoce de Guifré Borrell, qui l’avait gardé auprès de lui, en fit le nouveau comte de Barcelone, profitant sans doute de l’éloignement de ses frères. Quelques années plus tard, Sunyer abandonna toute prétention sur le comté de Besalu en échange de la renonciation de ses frères à celui qu’il détenait. C’est donc par lui que continua la dynastie des comtes de Barcelone, à la prolifique descendance, alliée à la plupart des familles nobles du midi français et de l’Espagne non sarrasine. Sunyer avait inauguré les mariages extérieurs de la lignée comtale en épousant, sans doute entre 905 et 910, une certaine Emilde, vraisemblablement issue de la famille des comtes de Gévaudan [16]. Veuf vers 917, il se remaria avec Richilde, très probable soeur d’Adélaïde de Rouergue, l’épouse de son frère Seniofred ; c’est cette dernière qui lui aurait donné les cinq enfants qu’il laissa à sa mort. Sa double mort, en fait, puisqu’en 947, Sunyer avait abandonné tous ses titres pour se retirer au monastère de Lagrasse, celui-là même dont son grand-père maternel avait été l’abbé, presque un siècle plus tôt. Il y mourut trois ans plus tard, en 950.
Réunis autour du cercueil de leur père défunt, en ce jour d’août 897, les enfants du défunt comte avaient-ils conscience du considérable destin qui les attendait, ainsi que leurs descendants ? Certainement pas. Mais peut être eurent-ils une pensée rétrospective vers le petit village de Ria, au coeur du Conflent, qu’aucun d’entre eux ne connaissait sans doute, mais qui avait vu naître, presque 60 ans plus tôt, celui qui avait su bâtir le premier État catalan indépendant de toute allégeance extérieure : Guifré, Marquis des Marches d'Espagne, Comte de Barcelona, Girona, Osona, Cerdagne et Urgell … surnommé el Pelos.
[1] Là encore, comme pour les articles précédents, je me tiens à la disposition de tous ceux qui souhaiteraient avoir des informations plus précises sur tel aspect que j’aurai évoqué. Il m’a fallu considérablement simplifier des développements qui, sans cela, auraient été à la fois trop longs et trop abscons.
[2] Qui ne deviendra roi qu’en 898, à 19 ans, sous le nom de Charles III le Simple, sans qu’on sache réellement si ce surnom se voulait péjoratif ou pas.
[3] On rappellera que le célibat des religieux n’a été réellement effectif qu’à partir du XIIe siècle. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Radulfe ait eu une femme et des enfants. On ne sait pas, en revanche, si l’absence de descendants connus d’Emma tient à une lacune archivistique, ou à un réel célibat.
[4] Un peu au Nord de Barcelone.
[5] Martin Aurell, dans Les noces du comte, suggère que Riquilda était elle aussi devenue religieuse, après s’être donnée à Sant Joan de les Abadesses avec tous ses biens, en 900.
[6] Thèse avancée dans les tableaux généalogiques des Europäische Stammstaffeln, qui retracent les lignées nobles de tout le Haut Moyen Âge dans l’ensemble de l’Europe.
[7] Il était d’ailleurs sûrement appelé simplement Borrell, selon la coutume de l’époque qui voulait que le fils aîné portât le prénom de son grand-père paternel. Le prestige de son père ayant atteint une renommée considérable, le prénom paternel lui fut par la suite ajouté.
[8] Tours-sur-Marne se trouve près d’Épernay, ce qui représente un voyage considérable pour l’époque. Guifré Borrell fut le dernier comte de Barcelone à se prêter à cette visite d’allégeance au roi de France.
[9] Fresque relatant l’histoire de la famille comtale de Barcelone, écrite à partir du XIIe siècle par des moines de Santa Maria de Ripoll. Comme tous les récits de ce type, il lui est fréquemment arrivé d’arranger la vérité, pour augmenter la gloire de la famille.
[10] Déduction ne voulant pas dire divination, c’est notamment par l’étude onomastique des prénoms portés dans les familles, ou par l’étude patrimoniale des biens transmis dans les chartes, que procèdent les spécialistes pour identifier l’origine des épouses.
[11] Celui-ci était cousin germain de Guifré el Pelos, ce qui fait de Guifré Borrell et Garsenda des cousins issus de germains. Une alliance endogamique conforme aux usages de la famille comtale à cette époque.
[12] Les historiens le connaissent sous le nom de Miro el Joven, pour le distinguer de son oncle paternel homonyme, comte de Conflent et du Roussillon, décédé un an avant el Pelos.
[13] Entre autres défauts physiques, il bégayait. La légende veut que lorsque les mots butaient, il s’énervait en frappant du pied, comme une chèvre affolée ; cette particularité lui valut le surnom de Cabreta (petite chèvre).
[14] Ceux-ci sont très certainement de Seniofred, pourtant, vu l’âge probable de sa veuve après le décès du comte d’Urgell.
[15] Fille de son frère cadet Sunyer.
[16] On ne la connaît que par un seul acte, ce qui complique considérablement son identification.
Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)
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