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Les premiers comtes catalans (I)
Il faut bien l’avouer. Tout généalogiste qui voit, au détour d’un acte (le plus souvent notarié) ses recherches franchir le seuil du quinzième siècle et s’enfoncer dans le Moyen-Âge ressent un petit frémissement d’émotion.
On a beau ne pas systématiquement vouloir épingler Charlemagne à son tableau de chasse, lorsqu’on débute sa généalogie, reconnaissons quand même qu’il y a quelque chose de plaisant à se dire que tel ancêtre a pu entendre les échos, même lointains, des voyages de Christophe Colomb ; ou que tel autre, qui vivait à Rouen en 1431, a peut-être fait partie de la foule qui assista au supplice de Jeanne d’Arc. Et puis, parfois, le rameau s’avère plus vivace que prévu, et la remontée des siècles continue jusqu’à des époques que l’on n’aurait jamais imaginé fréquenter. J’ai récemment connu cette aventure généalogique, qui (surprise supplémentaire !) m’a conduit jusqu’aux premières générations des comtes qui ont gouverné, entre le VIIIe et le XIe siècle, ce qui allait devenir un peu plus tard la Catalogne [1]. De ce périple dans le temps est née l’idée de ce triple article, à la recherche de ceux qui furent les premiers “seigneurs” [2] de notre région. Tout tourne, on le verra, autour du fameux Guifré (Guifred dans les textes francs), surnommé “le Velu” (el Pilos), Marquis des Marches d'Espagne, Comte de Barcelona, Girona, Osona, Cerdagne et Urgell, qui vécut entre 840 (environ) et 897. J’en ai donc fait la charnière des deux articles généalogiques, dont le premier, dans le prochain Nissaga, décrira son “règne” et abordera son ascendance, tandis que le deuxième, dans le Nissaga suivant, donnera quelques pistes pour l’étude de sa pléthorique descendance. Toutefois, il me faut au préalable consacrer un volet initial à une présentation de ce qu’était la Catalogne dite française entre les VIIIe et XIe siècles, tant elle était différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Le Haut Moyen-Âge des pays catalans est à bien des égards pour le généalogiste amateur une période totalement obscure, dont il n’est pas inutile de rappeler le contexte et les caractéristiques.
Bien sûr, la géographie physique de l’espace qui s’étendait entre Narbonne et les Albères ne présentait pas de grandes différences avec celle que nous connaissons, l’urbanisation et les infrastructures en moins. C’est en ce qui concerne l’implantation des populations que des spécificités se dégagent [3]. Globalement, au seuil du IXe siècle, le littoral est stabilisé dans sa ligne actuelle, malgré la persistance de larges zones marécageuses et incertaines qui, à partir du grau de Narbonne et jusqu’à Argelès, longent la mer. C’est donc un espace assez largement désert, d’autant plus que le voisinage maritime n’est plus considéré, depuis longtemps, comme un espace économique d’échanges pourvoyeurs de richesses, mais comme le lieu d’arrivée des ennemis (Normands, Sarrasins) qui ont ravagé ou occupé la région. La haute montagne est pour sa part un milieu hostile et inexploré, auquel les contemporains prêtent depuis des siècles des pouvoirs maléfiques qui éloignent les curieux : il faudra attendre 1285, dit la légende, pour que le Canigou soit vaincu pour la première fois, par Pere III d’Aragon. Ailleurs, les sites archéologiques font apparaître un espace où l’habitat, extrêmement morcelé, est surtout localisé le long des rivières et dans la plaine du Roussillon. Hormis, ici ou là, quelques maigres essarts et ermitages, vestiges de la protection parfois recherchée contre les invasions, l’homme n’a en effet guère pénétré l’épaisse forêt qui recouvre l’essentiel du territoire. La Catalogne héritée des temps wisigothiques, telle que Charlemagne l’a traversée lors de l’expédition d’Espagne de 778, s’avère être un espace sous-peuplé et dépourvu à la fois de villages, qui n’apparaîtront que durant la deuxième moitié du Xe siècle, et de villes, qui soit se sont éteintes peu à peu depuis l’Antiquité (Elne, Collioure, Ruscino…) soit qui n’ont pas encore commencé leur histoire (Perpignan, Argelès, Thuir, Céret, Prades…) [4].
Les populations qui occupent cet espace sont pour leur part héritières de plusieurs strates historiques, aux postérités variables. S’il ne reste aucun souvenir des Sardones, l’un des rares peuples pré-romains locaux dont on ait gardé le nom, ni des petites colonies grecques regroupées autour d’Ampurias, au sud des Pyrénées, l’occupation romaine a pour sa part laissé quelques traces : routes, villes, bâtiments. Mais c’est surtout l’occupation wisigothique (412 – 719) qui laissa une empreinte forte. Les patronymes, l’organisation politique et sociale, le droit, la langue, tout devint peu à peu plus goth que latin, sans toutefois aboutir au remplacement complet d’un système culturel par un autre. Ce n’est pas un hasard, on y reviendra, si les élites politiques locales sur lesquelles se fonda la construction de la future Catalogne étaient pour la plupart d’origine wisigothique. En revanche, l’irruption des Sarrasins dans l’espace ibérique, à partir de 711 jusqu’à la prise de Narbonne en 719, a eu des conséquences majeures sur notre région. Les Arabo-berbères n’y sont pas restés assez longtemps [5] pour que leur présence détruise les bases de la société wisigothique ; l’islam, notamment, ne s’implanta pas. Mais outre la violence de leur affrontement militaire, les deux mondes étaient trop dissemblables pour cohabiter. Nombreuses furent donc les populations locales qui quittèrent la région, refluant vers le Languedoc actuel, voire vers Toulouse. Et comme les occupants sarrasins furent bientôt trop occupés par la difficile cohésion de leur propre royaume pour songer à remplacer les populations parties, c’est une région excentrée et quasiment désertée que les Francs n’eurent pas trop de mal à reconquérir.
Conscient de la fragilité défensive d’un tel espace, échaudé peut-être aussi par la versatilité politique des peuplades pyrénéennes [6], Charlemagne s’empressa, dès la prise de Barcelone, de réorganiser politiquement l’ensemble des territoires pyrénéens qui constituaient désormais une protection essentielle de l’Empire carolingien contre les remuants voisins sarrasins. Ce fut la création de la Marche d’Espagne, composée de quinze comtés dépendants des monarques carolingiens, qui en nommaient les comtes. Huit d’entre eux concernaient les terres catalanes [7], preuve à la fois de l’absence de structures politiques préalables, et du souci carolingien de redonner une cohérence à ces territoires reconquis. Pour les diriger, Charlemagne et ses successeurs directs (Louis le Pieux de 814 à 840, puis Charles le Chauve de 840 à 877) puisèrent dans la seule “aristocratie” dont ils pouvaient disposer : celle des petits “seigneurs” locaux, tous Goths, qui étaient restés dans les vallées reculées, abrités des turbulences historiques et dans lesquelles ils jouissaient d’une incontestable autorité. Encore convenait-il aussi de repeupler la région, ce que le pouvoir carolingien sut faire en y accueillant tous ceux, Goths ou autres, qui quittaient le reste de la péninsule ibérique, restée sous domination sarrasine. Le système des aprisions, terres en friche données en bénéfice avec prescription trentenaire, sous réserve de les mettre en valeur par le défrichage et l’exploitation, attira les immigrants aussi sûrement que le souhait de rester dans un environnement chrétien.
C’est dans cette Catalogne en pleine réorganisation que, entre 848 et 870 environ, des rivalités profondes et sanglantes dressèrent les uns contre les autres plusieurs “seigneurs” des terres catalanes, désireux de rassembler sous leur autorité le plus grand nombre possible des comtés. À plusieurs reprises, Charles le Chauve dut intervenir pour raffermir l’autorité carolingienne. Vers la fin de son règne, la chronique raconte qu’au terme d’un combat, le roi se pencha au chevet d’un jeune chef catalan blessé, dont la bravoure avait été particulièrement décisive. Avisant un bouclier d’or posé là, Charles le Chauve imprégna ses doigts du sang du blessé, et barra le bouclier de quatre bandes rouges… Le drapeau catalan était né. Bien belle histoire, en vérité...
Mais hélas totalement imaginaire [8] ! Elle a toutefois le mérite d’attester l’importance politique acquise par celui qui n’était encore que Guifré d’Arria, mais qui en quelques années réussit à devenir le seul comte de tout l’espace catalan.
C’est de lui, de son règne et de son ascendance qu’il sera question dans le deuxième volet de cet article.
[1] Pour la commodité de la lecture, et sauf cas particulier que je préciserai, j’emploierai systématiquement les noms de lieux actuels. J’utiliserai également les appellations “Pyrénées Orientales” et “Catalogne”, bien qu’elles soient ici parfaitement anachroniques.
[2] Là aussi, le terme est anachronique, car lié à la société féodale qui ne se développera qu’un bon siècle plus tard.
[3] Les lecteurs fidèles de Nissaga seront peut-être surpris de lire ici une présentation géographique de la région passablement contradictoire avec celle qui découle des articles déjà publiés par notre ami Michel Sauvant. Celui-ci m’en voudra d’autant moins que nous avons déjà eu l’occasion d’échanger nos avis sur ce sujet ; il sait donc que je suis dubitatif sur le contexte historique de la thèse qu’il développe dans ses articles. Loin de moi l’idée de contester le considérable travail onomastique qui est le sien, vis-à-vis duquel mon incompétence est totale ; en revanche, sur le plan historique, la localisation et la datation qu’il retient pour le personnage de Stevus ne me paraissent pas correspondre à ce que je sais des conditions de peuplement, d’organisation territoriale, et de fonctionnement socio-économique de notre région durant les temps wisigothiques (Ve - VIIIe siècles). Mais il est vrai que la connaissance progresse nécessairement par la confrontation des opinions contradictoires.
[4] Les lecteurs désireux d’approfondir ces trop brefs développements pourront se référer aux remarquables travaux d’Aymat Catafau, notamment Les celleres et la naissance du village en Roussillon (1998)
[5] Narbonne fut reprise par Pépin le Bref, père de Charlemagne, dès 759 ; Gérone devint franque à son tour en 785, et Barcelone en 801.
[6] Dont l’armée franque eut cruellement à souffrir lors de la bataille de Roncevaux, où son arrière-garde fut trahie puis décimée par les montagnards vascons.
[7] Urgell, Cerdagne, Roussillon, Ampurias, Besalu, Ausona, Gerona et Barcelona. Auxquels il convient d’ajouter les trois “vicomtés” (nom impropre, mais employé par commodité) du Conflent, du Vallespir et de Peralada, plus ou moins inféodés aux comtés voisins.
[8] Outre qu’il semble acquis que Charles le Chauve ne soit jamais venu en Catalogne, le moine de Valence qui a rédigé cette légende, au milieu du XVIe siècle, a notamment oublié qu’il faudra attendre les croisades, deux siècles plus tard, pour voir apparaître les premiers blasons servant d’armoiries.
Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)
Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)