• Le 7 novembre 1659, avait été signé le Traité des Pyrénées, qui mettait fin à plusieurs décennies de guerre incessante entre les deux royaumes voisins de France et d’Espagne. Parmi les nombreuses décisions entérinées par ce traité, se trouvait celle d’annexer à la France toutes les terres catalanes situées au Nord de la chaîne des Pyrénées. C’est ainsi que le Roussillon, le Vallespir, le Conflent, la Cerdagne, devinrent définitivement français. Notre région avait été en effet un des points principaux de l’affrontement entre les deux puissances, et en 1643, seize ans auparavant, c’est devant les murailles de Perpignan assiégée depuis de longs mois que le roi Louis XIII avait aggravé la maladie qui l’emporta en quelques semaines. C’est dire combien était sensible l’idée que le jeune roi Louis XIV [1] vînt dans la capitale de la nouvelle province, pour en prendre possession symboliquement, après l’avoir fait militairement. Réclamée en vain par certaines élites locales depuis plusieurs années, encouragée par Mazarin en personne, cette visite fut formellement décidée le 6 janvier 1660, lorsque les consuls de Perpignan allèrent à Montpellier présenter au roi l’hommage de leur cité nouvellement conquise. Non seulement, à l’occasion de cette rencontre, Louis confirma-t-il tous les droits et privilèges dont jouissaient les institutions catalanes, mais en plus accepta-t-il de faire un détour sur la route qui le mènerait vers son mariage, à Saint Jean de Luz, durant le printemps de la même année. C’est le 10 avril 1660, donc, que Louis XIV arriva à Perpignan [2]. Hormis la présence de Louis XIII lors du siège de 1643, la cité catalane n’avait pas reçu de visite royale depuis celle de l’Empereur Charles Quint, en 1538. C’est dire si, dans la cité comme dans l’ensemble de la région, cette visite eut un considérable retentissement, d’autant plus qu’une large partie de la famille royale, dont Anne d’Autriche, mère du roi, accompagnait le souverain dans le voyage où il devait prendre épouse.

    Le détour à partir de Narbonne fut, on le devine, long et éprouvant. Le temps était obstinément pluvieux ; la traversée des Corbières fut aride et sauvage ; les étangs se prolongeaient par d’interminables marécages souvent insalubres ; et les rares constructions visibles de la route (dont le vieux fort de Salses) portaient les marques des destructions dues aux combats. Perpignan elle-même avait souffert de ces derniers, et ses murailles n’avaient guère été reconstruites depuis la fin des hostilités. Nul doute que c’est une première impression singulièrement désolée qui s’offrit au roi lorsque le cortège arriva en vue des premières fortifications. Pourtant, la municipalité avait tout fait pour embellir l’accueil réservé aux royaux visiteurs. Surplombée par un immense dais en velours cramoisi, la porte Notre-Dame, jouxtant le Grand Castillet et dont la création datait de la courte période de domination française sous Louis XI (1478), avait été apprêtée pour laisser passer les invités. Ceux-ci avaient été accueillis hors des murs de la cité, selon un cérémonial fort ancien, par une délégation des autorités municipales et provinciales. On ne saura jamais, toutefois, ce qui a poussé le roi à bouleverser le savant protocole mis en place pour l’accueillir dans la ville. Souci de montrer que sa volonté primait sur celle des autorités organisatrices de l’accueil ? Volonté de marquer la continuité avec son lointain aïeul l’Empereur, en reprenant son propre trajet ? Voire, tout simplement, envie chez ce monarque encore jeune de n’en faire qu’à sa tête ? Quoi qu’il en soit, à la grande surprise de la délégation, il refusa de pénétrer dans Perpignan par la porte Notre-Dame, et c’est par la Porte Saint Martin, excentrée à l’Ouest de la cité, que son carrosse fit son entrée, pour se diriger aussitôt vers la cathédrale, où les visiteurs partagèrent le premier de leurs innombrables moments de dévotion.

    Toutes les péripéties de cette visite, particulièrement détaillées, sont heureusement parvenues jusqu’à nous, grâce à un étrange concours de circonstances. Comme lors de tout déplacement royal, un récit officiel avait été rédigé. Celui-ci figure dans l’Inventaire sommaire des Archives Départementales antérieures à 1790 que l’archiviste Alart a publié en 1877. Mais il a disparu depuis, et reste introuvable. En revanche, le séjour royal à Perpignan a été longuement narré par un simple prêtre de campagne, le curé de Villelongue dels Monts, qui écrivit pendant de longues années un journal de tout ce qui lui paraissait important dans la vie de la province. Les Memorias de Mossen Curp, rector de Villalonga del Monts ont été publiées par la revue Ruscino en 1919 et 1920, et l’original se trouve encore aux Archives départementales [3]. On peut y suivre par le détail les allées et venues de Louis XIV et des autres visiteurs royaux dans la ville, avec d’abondants détails sur les cérémonies auxquelles ils participèrent. Il serait fastidieux, pour les lecteurs de Nissaga, de leur infliger un récit chronologique de ces journées perpignanaises du futur Roi-Soleil. Laissons plutôt ressortir quelques éléments.

    De soleil, justement, il n’y eut guère. Si l’arrivée du roi avait coïncidé avec une belle éclaircie, les jours suivants furent particulièrement pluvieux, et le roi dut limiter au strict minimum les visites qu’il fit : seule la citadelle fut longuement inspectée, en raison de son importance militaire. Et seuls des lieux de culte, variés, furent fréquentés plusieurs fois par jour par le roi, qui marquait ainsi son attachement à la foi catholique, dans une région où on n’oubliait pas complètement que son grand-père n’avait abjuré le protestantisme que pour pouvoir accéder au trône. De nombreuses festivités et cérémonies mondaines furent organisées en faveur de la famille royale : un grand bal, notamment, se tint dès le premier soir à la Loge de Mer. Nul doute qu’il fut l’occasion de multiples serments d’allégeance, mais aussi de douteuses conspirations. Ils étaient en effet nombreux à cette époque, ceux qui réfléchissaient déjà à tout mettre en oeuvre pour ramener la province catalane dans le giron espagnol. Mais aucun incident politique ne fut à déplorer pendant le court séjour du roi à Perpignan.

    Enfin, le 14 avril, les crues que les pluies incessantes avaient provoquées eurent suffisamment baissé pour que les royaux visiteurs pussent reprendre leur route. Accompagnés par les consuls de la cité jusqu’au pont de la Basse, le roi (qui, honneur rare, était resté à pied en leur compagnie) reprit son chemin vers Saint Jean de Luz. Il ne revint jamais en Roussillon.

    La rareté des sources historiques relatant ce voyage nous prive hélas d’informations sur la partie politique de son séjour. Nul doute pourtant que Louis XIV mit à profit sa présence dans la capitale roussillonnaise, et notamment les deux journées où la pluie réduisit considérablement ses sorties, pour rencontrer tous ceux qui comptaient dans la province nouvellement annexée. Il y fut sûrement question des négociations qui venaient de s’ouvrir pour définir le tracé exact de la frontière, que n’avait pas déterminé le traité de 1659. Il y fut peut-être question des sanctions foncières, financières, voire judiciaires, que le nouveau pouvoir allait imposer à tous ceux, notamment parmi les familles nobles, qui s’apprêtaient à prendre les armes contre lui. On y parla très vraisemblablement des moyens de contrer l’influence que l’importante abbaye espagnole de Montserrat conservait à l’intérieur de la province [4], et dont elle commençait à user pour discréditer la Couronne française parmi les populations.

    Mais il est peu probable, toutefois, qu’en 1660 déjà, certains aient anticipé que la seule vraie révolte qui allait déchirer la province pendant une décennie commencerait à peine six ans plus tard, quand un jeune drapier de Prats de Mollo, ulcéré d’une amende sur le sel qu’il jugeait excessive, souleva tout le Haut Vallespir. La légende de Joseph de La Trinxeria allait naître, alors que les quelques complots de nobles, dont se méfiait tant Louis XIV, sont depuis longtemps tombés dans l’oubli.

    [1] Il n’avait à l’époque que 22 ans, et commençait seulement à s’émanciper de la présence envahissante de sa mère et de Mazarin.

    [2] Cette visite sert de trame historique au roman que je viens de publier, intitulé Le fanal de Madeloc, dont les lecteurs de Nissaga désireux de l’acquérir peuvent lire une présentation à l’adresse Internet suivante : http://www.thebookedition.com/le-fanal-demadeloc-de-patrick-dombrowsky-p-64345.html

    [3] S’il n’y a pas eu de changement depuis que je l’ai consulté, le récit de la visite à Perpignan est dans les archives communales de Villelongue dels Monts, et la cote en est 178 Edt1, fol 95 v° à fol 98 v°.

    [4] Notamment par l’entremise de l’abbaye de Saint Genis, qui devint vite un foyer d’agitation anti-française particulièrement actif.

    Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)

    Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)

     





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