• Un détournement de diligence en 1834 sur la route Perpignan-Quillan

    Alors que la Révolution industrielle n'en est qu'à ses débuts, cette histoire nous révèle que l'homme,déjà, veut aller plus vite pour gagner du temps. Un course en avant qui n'aura désormais plus de cesse.

    Le 6 janvier 1834, au lieu-dit « montée de la métairie de Guilhemet », sur le territoire de la commune de Saint-Paul de Fenouillet, et alors que les chevaux vont au pas, des individus armés de bâtons surgissent et stoppent la diligence postale. Le conducteur, menacé par les hommes, est fermement prié de céder sa place et la diligence repart pour une destination inconnue.

    Sommes-nous en présence d'un acte de banditisme banal comme il en existe depuis toujours sur les chemins de France ? Et bien non, car rien de ce que contient la diligence ne sera dérobé. En général, les voleurs de grands chemins se contentent se contentent de détrousser les voyageurs et repartent aussi vite qu'ils sont venus. La diligence, en tant que moyen de transport, ne les intéresse nullement. Ici, point de voyageurs mais des sacs postaux qui, parfois, contiennent des valeurs. Et on sait que ces fameux sacs, destinés au bureau des Postes de Perpignan, arriveront avec simplement quelques heures de retard. Ce sera le seul préjudice matériel constaté.

    Mais alors de quoi s'agit-il ?

    Il faut savoir que, à cette époque, le transport de voyageurs ou de messagerie par diligence est soumis à une intense concurrence et la ligne Carcassonne-Perpignan, par Limoux et Quillan, d'un bon rapport, vient d'être revue à la hausse par une intensification du trafic. Le 24 novembre 1833, chez un notaire de Limoux, est signé l'acte par lequel est constituée la société de diligences « Dellac, Brel, Benard et Cie » dont le capital est fixé à 25.000 francs, divisé en 100 actions de 250 francs chacune.

    L'objet de la société sera de « faire le transport des voyageurs et des marchandises en même temps que celui des dépêches du gouvernement ».Elle se substitue à la société appartenant à Joseph Brel, précédemment « entrepreneur du service des dépêches de Carcassonne à Perpignan par Limoux » et devenu actionnaire de la nouvelle société. Les Brel, oncle et neveu, détiennent respectivement 6 et 4 actions. Les 33 actionnaires, dont 26 dans l'Aude et 7 dans les Pyrénées-Orientales se répartirons – à parts inégales – le capital social. Les actionnaires des Pyrénées-Orientales ont pour nom : Jean Antoine Azaïs, négociant et juge de Paix à Saint-Paul ; il est également l'un des 5 administrateurs de la société, Benard père, domicilié à Caudiès. Pla, propriétaire à Saint-Paul. Lacoste, curé à Maury. Amiel demeurant à Estagel et Paul Dieudé, commissionnaire à Perpignan.

    Les arrêts prévus dans les Pyrénées-Orientales se situent à Caudiès, Saint-Paul, Estagel et Perpignan.

    Un mois et six jours plus tard

    Le service débute comme prévu le 1er décembre 1833 et, le 6 janvier 1834, la diligence est stoppée et détournée à Saint-Paul par des hommes agissant à visage découvert et qui n'ont d'ailleurs aucun désir de rester inconnus. Car, en effet, les protagonistes de l'affaire ne sont pas des truands mais des actionnaires de la société à laquelle ils sont associés. En somme, les voleurs se sont attaqués à leur propre matériel. L'instigateur principal du hold-up n'est autre que Jean Antoine Azaïs, dont la fonction de juge de Paix du canton de Saint-Paul exclut toute suspicion de malhonnêteté que l'on pourrait formuler à son encontre. Après l'arrêt forcé et la prise de la voiture, celle-ci a continué son chemin vers Perpignan mais n'a pas atteint son terminal légal. Elle a été amenée dans les locaux commerciaux de Paul Dieudé, commissionnaire en marchandises et autre actionnaire de la société.

    Comment ces hommes respectables en sont-ils venus à kidnapper leur propre matériel ? Ils venaient tout simplement d'apprendre qu'une société concurrente ayant pour nom « Sieurs Rieutord, Lasserre et Cie » s'intitulant « entrepreneurs de diligences de Perpignan à Toulouse et du service des dépêches de Carcassonne à Perpignan » venait d'acquérir auprès de son concurrent Joseph Brel la diligence des dépêches, celle qui, depuis la création de la nouvelle entreprise, assurait le service journalier Carcassonne-Perpignan. Or, Joseph Brel, lors de la constitution de la société nouvelle chez le notaire de Limoux, avait déclaré transporter « tout le matériel de son entreprise » aux actionnaires de la nouvelle entreprise. Et le voilà qui vend une voiture qui, semble-t-il, ne lui appartient plus, à une société concurrente !

    Évidemment, dès le lendemain du kidnapping, les acheteurs floués vont tenter de récupérer leur bien mais Paul Dieudé refuse catégoriquement de restituer la diligence. Sans doute faut-il maintenant préciser que l'objet du délit, la diligence postale, est une voiture d'un type nouveau, plus légère, plus rapide que les voitures traditionnelles et qui ne nécessite qu'un équipage réduit, d'où l'intérêt qu'elle représente au niveau du coût d'exploitation. On comprend mieux pourquoi les uns et les autres la convoitent !

    Le 14 janvier 1834, soit huit jours après le rapt, François Sicart, huissier auprès du tribunal de première instance de Perpignan, délivre une assignation à comparaître à l'encontre de Jean Antoine Azaïs et Pierre Tisseyre « pour se voir condamner solidairement avec le sieur Paul Dieudé, à rendre et restituer aux requérants -l'entreprise Rieutord, Lasserre et Cie – la voiture dont il s'agit et ce dans l'état où elle se trouvait au moment de l'enlèvement, et à défaut leur payer la somme de deux milles francs, formant valeur d'une voiture pareille ; se voir en outre condamner de même solidairement à payer aux requérants tous les dommages soufferts et à souffrir jusqu'au moment où la susdite voiture leur sera rendue en bon état, ou sera remplacée par une voiture semblable, liquidation réservée avec dépens »

    L'assignation précise que la voiture en question a bien été acquise à Joseph Brel par acte privé le 5 janvier, soit la veille de son rapt.

    Cette affaire, dont le dénouement finaln'est pas connu, nous livre plusieurs indications sur l'état des transports à cette époque. La concurrence y est âpre et il est déjà question de gagner du temps, ce temps que l'homme ne cesse de vouloir réduire. Est-ce que les choses ont changé aujourd'hui ? Si les diligences ont disparu, si les temps consacrés aux trajets ont été divisés par dix, cette sempiternelle recherche de « temps gagné », à tous les niveaux de la société, a-t-elle contribué à rendre l'homme heureux ? Sans doute est-ce dans sa nature de courir toujours plus vite.

    Le grand musicien et compositeur Hector Berlioz a dit : « le temps est un grand maître, le malheur est qu'il tue ses élèves ». Mais l'essentiel n'est-il pas de le savoir ?

    Article paru dans La Semaine du Roussillon





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