• Les derniers instants d'un pont

    Les derniers instants d'un pont

    17 octobre après-midi, l'eau monte rue Ludovic Ville. 

    C'était en 1940. Le ciel leur était tombé sur la tête une première fois, entre mai et juin, lorsque les armées françaises avaient étaient emportées par la vague vert de gris... Les Rivesaltais s'étaient installés dans l'effroi, la douleur des tués au combat, l'inquiétude pour les hommes prisonniers, la pénurie des lendemains de défaite et des dures exigences des vainqueurs.

    Le 15 octobre, par vent d'est, traditionnellement porteur de catastrophes, le ciel s'était couvert noir bitume, et la pluie s'était mise à tomber drue et inlassable comme aux premiers jours du Déluge. Les cartes météorologiques anglaises de l'époque (la météo françaises était out) disent une formidable dépression, d'une densité exceptionnelle, centrée sur le Canigou mais débordant largement au sud des Pyrénées comme au nord des Corbières. A Rivesaltes, la couleur du ciel et la quantité d'eau tombée, valait toutes les alarmes rouges. On vivait alors dans la culture des inondations qui, l'automne venu, saluaient les quartiers riverains de l'Agly de leurs débordements presque affectueux. C'est que l'habitat traditionnel du village avait tout prévu depuis des siècles : caves et écuries au rez-de-chaussée, appartement au premier , à plus de trois mètres de hauteur, et le foin et la paille au grenier, tout était à l'abri. Il y avait juste, lorsque l'eau montait, à sortir le cheval et à amarrer les tonneaux vides ! En revanche, les apports limoneux dans les nombreux vergers et jardins environnants, étaient le plus souvent une bénédiction.

    Le 16 octobre, la pluie, toujours la pluie, incessante et l'on commence à voir le ballet des bottes de caoutchouc et grands parapluies noirs qui se pressent derrière la rambarde métallique du quai pour suivre la montée des eaux : « - Fa, home, plou quelcom ! - Carai, si continua axi haurem de fer com à Paris ! Ah, i que fan à Paris ? - Té, deixen ploure ! » ( - Dis donc, il pleut quelque chose ! - Oh, oui, et si ça continue nous devrons faire comme à Paris ! - Et que font-ils à Paris ? - Ben, ils laissent pleuvoir ! ). A la Guinguette et rue du Moulin, l'eau remonte par les égouts.

    Le 17 octobre, l'Agly arrive au ras du quai face à la rue Ludovic Ville et elle monte toujours, il y a des chevaux et quelques bourricots place de la mairie, quelques-uns aussi, avec leurs jardinières sur la promenade. Le forat del forn et la rue Simon Pons sont devenus des affluents de l'Agly et aux environs de seize heures, il y a cinquante centimètres devant l'actuelle « orangerie », rue Ludovic Ville. L'eau lèche « la place de la mairie » !

    Plus question d'observer le fleuve depuis le quai submergé, sauf sur la partie haute donnant sur l'avenue Louis Blanc qui s'ouvre dans l'axe du pont. Ce dernier trace horizontalement la ligne de sa chaussée qui semble bien fragile et ridicule contre les éléments qui l'encerclent de toutes parts. La rive gauche est totalement disparu, rien que de l'eau à perte de vue, jusqu'à la ligne de chemin de fer, et son pont, au loin, à peine visible alors que défilent des cohortes d'arbres déracinés, des tonneaux, de clapiers et de débris divers... L'Agly n'est plus fleuve mais océan en furie qui balaie tout sur son passage. Vers seize heures trente, un embâcle de troncs d'arbres et de roseaux se forme à partir de l'arche centrale, la quatrième depuis le quai, là où le courant est le plus violent. Le faîte des autres arches est encore visible, le pont résiste, mais semble ne déboucher sur rien d'autre que de l'eau car seuls les platanes qui bordent le chemin de l'autre rive, émergent...

    Le pont se battra vaillamment. Il en avait vu d'autres depuis les cinq cents ans supposés, peut-être plus, de son existence. Il n'avait certes pas admiré les éléphants d'Hannibal, mais avait certainement observé les ruffians du seigneur de Fraisse envahir la cité par le forat del forn pour la piller, une certaine nuit de la Chandeleur...

    Il mit trente minutes pour revoir tout le fil de sa vie : sa résistance aux sinistres compagnies de Dugesclin, comme à la soldatesque de Louis XI. Son agacement aux fifres et aux jolis tambours du maréchal de Schomberg, commandant des armées de Louis XIII, son élan, rantanplan, vers les volontaires de l'an II allant livrer bataille à Peyrestortes, et sa compassion pour les républicains espagnols, ultime « passo del Ebro », sur les rives de l'exil. Maria avait deux enfants...

    A dix sept heures, submergé de toutes parts, c'est le cœur serré qu'il décida de cesser le combat. Pour la seconde fois en quelques mois, Rivesaltes voyait le ciel lui tomber sur la tête. L'indépendant précise : « La foule massée à proximité du pont voit une première arche s'écraser dans les flots, au milieu d'une immense gerbe d'eau. On assistera ensuite à l'agonie de cet ouvrage. Sous l'assaut incessant du torrent des tonnes de pierres sont emportées. Bientôt il ne restera plus du pont que trois arches du côté sud. »

    C'est fini, le vieux pont ne s'éveillerait plus aux sabots des « Bijou », « Pompon » et autres chevaux bretons et boulonnais, au crissement des roues, au retour joyeux des vendangeurs au coucher du soleil sur les Corbières. Il mourut d'une belle mort, non pas sous la pioche des démolisseurs mais dans les bras de sa vieille complice, l'Agly. Elle avait sans doute voulu lui éviter les affres d'un monde à venir, sans pitié pour les vieux ponts ou les arbres centenaires, les habits simples d'une langue, la clarté nocturne d'une voûte étoilée ou l'appel du chasseur que l'écho seul accueille... Un monde où il n'y a plus de premier matin et où l'on ne rêve même plus au Grand soir.

    Les derniers instants d'un pont

    18 août 1944, la Libération approche. Du haut des arches restées debout – les Allemands jettent les pièces d'artillerie. La population est au balcon.

    Article paru dans La Semaine du Roussillon