• Le 7 novembre 1659, avait été signé le Traité des Pyrénées, qui mettait fin à plusieurs décennies de guerre incessante entre les deux royaumes voisins de France et d’Espagne. Parmi les nombreuses décisions entérinées par ce traité, se trouvait celle d’annexer à la France toutes les terres catalanes situées au Nord de la chaîne des Pyrénées. C’est ainsi que le Roussillon, le Vallespir, le Conflent, la Cerdagne, devinrent définitivement français. Notre région avait été en effet un des points principaux de l’affrontement entre les deux puissances, et en 1643, seize ans auparavant, c’est devant les murailles de Perpignan assiégée depuis de longs mois que le roi Louis XIII avait aggravé la maladie qui l’emporta en quelques semaines. C’est dire combien était sensible l’idée que le jeune roi Louis XIV [1] vînt dans la capitale de la nouvelle province, pour en prendre possession symboliquement, après l’avoir fait militairement. Réclamée en vain par certaines élites locales depuis plusieurs années, encouragée par Mazarin en personne, cette visite fut formellement décidée le 6 janvier 1660, lorsque les consuls de Perpignan allèrent à Montpellier présenter au roi l’hommage de leur cité nouvellement conquise. Non seulement, à l’occasion de cette rencontre, Louis confirma-t-il tous les droits et privilèges dont jouissaient les institutions catalanes, mais en plus accepta-t-il de faire un détour sur la route qui le mènerait vers son mariage, à Saint Jean de Luz, durant le printemps de la même année. C’est le 10 avril 1660, donc, que Louis XIV arriva à Perpignan [2]. Hormis la présence de Louis XIII lors du siège de 1643, la cité catalane n’avait pas reçu de visite royale depuis celle de l’Empereur Charles Quint, en 1538. C’est dire si, dans la cité comme dans l’ensemble de la région, cette visite eut un considérable retentissement, d’autant plus qu’une large partie de la famille royale, dont Anne d’Autriche, mère du roi, accompagnait le souverain dans le voyage où il devait prendre épouse.

    Le détour à partir de Narbonne fut, on le devine, long et éprouvant. Le temps était obstinément pluvieux ; la traversée des Corbières fut aride et sauvage ; les étangs se prolongeaient par d’interminables marécages souvent insalubres ; et les rares constructions visibles de la route (dont le vieux fort de Salses) portaient les marques des destructions dues aux combats. Perpignan elle-même avait souffert de ces derniers, et ses murailles n’avaient guère été reconstruites depuis la fin des hostilités. Nul doute que c’est une première impression singulièrement désolée qui s’offrit au roi lorsque le cortège arriva en vue des premières fortifications. Pourtant, la municipalité avait tout fait pour embellir l’accueil réservé aux royaux visiteurs. Surplombée par un immense dais en velours cramoisi, la porte Notre-Dame, jouxtant le Grand Castillet et dont la création datait de la courte période de domination française sous Louis XI (1478), avait été apprêtée pour laisser passer les invités. Ceux-ci avaient été accueillis hors des murs de la cité, selon un cérémonial fort ancien, par une délégation des autorités municipales et provinciales. On ne saura jamais, toutefois, ce qui a poussé le roi à bouleverser le savant protocole mis en place pour l’accueillir dans la ville. Souci de montrer que sa volonté primait sur celle des autorités organisatrices de l’accueil ? Volonté de marquer la continuité avec son lointain aïeul l’Empereur, en reprenant son propre trajet ? Voire, tout simplement, envie chez ce monarque encore jeune de n’en faire qu’à sa tête ? Quoi qu’il en soit, à la grande surprise de la délégation, il refusa de pénétrer dans Perpignan par la porte Notre-Dame, et c’est par la Porte Saint Martin, excentrée à l’Ouest de la cité, que son carrosse fit son entrée, pour se diriger aussitôt vers la cathédrale, où les visiteurs partagèrent le premier de leurs innombrables moments de dévotion.

    Toutes les péripéties de cette visite, particulièrement détaillées, sont heureusement parvenues jusqu’à nous, grâce à un étrange concours de circonstances. Comme lors de tout déplacement royal, un récit officiel avait été rédigé. Celui-ci figure dans l’Inventaire sommaire des Archives Départementales antérieures à 1790 que l’archiviste Alart a publié en 1877. Mais il a disparu depuis, et reste introuvable. En revanche, le séjour royal à Perpignan a été longuement narré par un simple prêtre de campagne, le curé de Villelongue dels Monts, qui écrivit pendant de longues années un journal de tout ce qui lui paraissait important dans la vie de la province. Les Memorias de Mossen Curp, rector de Villalonga del Monts ont été publiées par la revue Ruscino en 1919 et 1920, et l’original se trouve encore aux Archives départementales [3]. On peut y suivre par le détail les allées et venues de Louis XIV et des autres visiteurs royaux dans la ville, avec d’abondants détails sur les cérémonies auxquelles ils participèrent. Il serait fastidieux, pour les lecteurs de Nissaga, de leur infliger un récit chronologique de ces journées perpignanaises du futur Roi-Soleil. Laissons plutôt ressortir quelques éléments.

    De soleil, justement, il n’y eut guère. Si l’arrivée du roi avait coïncidé avec une belle éclaircie, les jours suivants furent particulièrement pluvieux, et le roi dut limiter au strict minimum les visites qu’il fit : seule la citadelle fut longuement inspectée, en raison de son importance militaire. Et seuls des lieux de culte, variés, furent fréquentés plusieurs fois par jour par le roi, qui marquait ainsi son attachement à la foi catholique, dans une région où on n’oubliait pas complètement que son grand-père n’avait abjuré le protestantisme que pour pouvoir accéder au trône. De nombreuses festivités et cérémonies mondaines furent organisées en faveur de la famille royale : un grand bal, notamment, se tint dès le premier soir à la Loge de Mer. Nul doute qu’il fut l’occasion de multiples serments d’allégeance, mais aussi de douteuses conspirations. Ils étaient en effet nombreux à cette époque, ceux qui réfléchissaient déjà à tout mettre en oeuvre pour ramener la province catalane dans le giron espagnol. Mais aucun incident politique ne fut à déplorer pendant le court séjour du roi à Perpignan.

    Enfin, le 14 avril, les crues que les pluies incessantes avaient provoquées eurent suffisamment baissé pour que les royaux visiteurs pussent reprendre leur route. Accompagnés par les consuls de la cité jusqu’au pont de la Basse, le roi (qui, honneur rare, était resté à pied en leur compagnie) reprit son chemin vers Saint Jean de Luz. Il ne revint jamais en Roussillon.

    La rareté des sources historiques relatant ce voyage nous prive hélas d’informations sur la partie politique de son séjour. Nul doute pourtant que Louis XIV mit à profit sa présence dans la capitale roussillonnaise, et notamment les deux journées où la pluie réduisit considérablement ses sorties, pour rencontrer tous ceux qui comptaient dans la province nouvellement annexée. Il y fut sûrement question des négociations qui venaient de s’ouvrir pour définir le tracé exact de la frontière, que n’avait pas déterminé le traité de 1659. Il y fut peut-être question des sanctions foncières, financières, voire judiciaires, que le nouveau pouvoir allait imposer à tous ceux, notamment parmi les familles nobles, qui s’apprêtaient à prendre les armes contre lui. On y parla très vraisemblablement des moyens de contrer l’influence que l’importante abbaye espagnole de Montserrat conservait à l’intérieur de la province [4], et dont elle commençait à user pour discréditer la Couronne française parmi les populations.

    Mais il est peu probable, toutefois, qu’en 1660 déjà, certains aient anticipé que la seule vraie révolte qui allait déchirer la province pendant une décennie commencerait à peine six ans plus tard, quand un jeune drapier de Prats de Mollo, ulcéré d’une amende sur le sel qu’il jugeait excessive, souleva tout le Haut Vallespir. La légende de Joseph de La Trinxeria allait naître, alors que les quelques complots de nobles, dont se méfiait tant Louis XIV, sont depuis longtemps tombés dans l’oubli.

    [1] Il n’avait à l’époque que 22 ans, et commençait seulement à s’émanciper de la présence envahissante de sa mère et de Mazarin.

    [2] Cette visite sert de trame historique au roman que je viens de publier, intitulé Le fanal de Madeloc, dont les lecteurs de Nissaga désireux de l’acquérir peuvent lire une présentation à l’adresse Internet suivante : http://www.thebookedition.com/le-fanal-demadeloc-de-patrick-dombrowsky-p-64345.html

    [3] S’il n’y a pas eu de changement depuis que je l’ai consulté, le récit de la visite à Perpignan est dans les archives communales de Villelongue dels Monts, et la cote en est 178 Edt1, fol 95 v° à fol 98 v°.

    [4] Notamment par l’entremise de l’abbaye de Saint Genis, qui devint vite un foyer d’agitation anti-française particulièrement actif.

    Article de Patrick Dombrowsky (inséré sur mon blog avec l'aimable autorisation de l'auteur)

    Ce texte est paru dans Nissaga (Revue de l'Association Catalane de Généalogie)

     


  • Un catalan qui fut préfet, ministre et sénateur

    Camille Cabana (1930-2002)

    Il se plaisait à dire avec ironie « j'appartiens à l'espèce rarissime des énarques qui ne sont pas bacheliers », ce qui ne l'a nullement handicapé pour mener une carrière exemplaire, en politique où dans l'administration d'État. Plus technicien qu'un homme politique, il a été peu médiatisé et reste donc peu connu du grand public.

    C'est à Elne que naît le 11 décembre 1930 Camille Cabana. Son père, Étienne, d'origine espagnole, a émigré en France dans les années 20 et a été d'abord ouvrier mineur aux Mines de fer de Batère, dans le massif du Canigou. Puis il s'installe comme maraîcher à Elne après son mariage avec Baptistine Badie, illibérienne de naissance. Après des études primaires au village, le jeune Camille entame son cycle d'études secondaires à la « Sup » de Perpignan et obtient son brevet d'études primaires supérieures. Il n'a pas encore 18 ans, lorsqu'il part pour le Maroc rejoindre un oncle à Marrakech où il sera agent auxiliaire à la Poste. Son séjour au Maroc lui permettra d'acquérir et de maîtriser la langue arabe, ce qui fera de lui un partisan du rapprochement des cultures franco-arabes. Après son service militaire, gravissant avec succès les échelons de la carrière administrative jusqu'au grade d'attaché d'administration centrale au ministère des PTT, il intègre l'École Nationale d'Administration en 1962. Administrateur civil à sa sortie à sa sortie de l'École Nationale d'Administration, le voici sous-préfet en service détaché comme chef de cabinet auprès de Maurice Doublet, préfet de l'Isère. Camille Cabana conservera son poste de chef de cabinet lorsque Maurice Doublet sera nommé préfet de la région parisienne, en 1969.

    Le 15 novembre 1968, il épouse en secondes noces Marie-Claude Guilhaudis, énarque comme lui, qui deviendra haut magistrat à la Cour des comptes. Deux filles naîtront de cette union, en plus des trois garçons de son premier mariage.

    En novembre 1971, Cabana se voit confier la sous-direction de l'Équipement et du Développement à la Direction Générale des collectivités locales au Ministère de l'Intérieur. Il réintègre la préfecture de Paris en 1975 comme directeur, de cabinet du préfet Jean Taulelle. Titularisé préfet en 1977, il est détaché la même année en tant que secrétaire général de la Ville de Paris après l'élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris. Il dirige en « patron » les quelques 40000 fonctionnaires municipaux parisiens jusqu'en 1986, exerçant en parallèle les fonctions de directeur général des services administratifs du département de Paris à partir de 1983. Certains services municipaux seront privatisés à cette époque.

    Devenu Premier ministre, Jacques Chirac nomme en 1986 Camille Cabana ministre chargé de la Privatisation puis de la Réforme administrative et des Rapatriés en 1987.

    Après la défaite de Chirac contre Mitterrand aux présidentielles de 1988, Cabana est désigné par son parti pour affronter Georges Frêche aux législatives dans l'Hérault, à Montpellier, sous l'étiquette RPR. Prudent, Georges Frêche, alors maire de la ville, va changer de circonscription et Cabana sera opposé à Gérard Saumade, président socialiste du Conseil général. Mis en ballottage au premier tour, Camille Cabana sera battu au second tour par Gérard Saumade.

    Au Sénat

    Élu en mars 1989 conseiller de Paris (douzième arrondissement), il est nommé adjoint au maire Jacques Chirac, chargé de l'urbanisme.

    En février 1991, candidat du RPR, il est élu sénateur de Paris et deviendra membre de la commission des lois (1991-1993) puis de celle des finances (1993-1995). Rapporteur spécial du budget de la culture et de la francophonie, il s'exprimera au sujet des équipements culturels parisiens, de la formation, de la sensibilisation de la culture et de la promotion du français. Au Sénat, il suivra avec attention les questions concernant les collectivités locales comme par exemple la mise à disposition des départements des Services de L'Équipement en 1992.

    Chargé des Rapatriés, il rappellera en 1994 le « martyre » des harkis et s'émouvra de l'ingratitude de la France à leur égard. Il est à l'aise également avec les sujets qu'il domine, tels que les privatisations et les transports parisiens. Notons qu'il es administrateur de la RATP et du Syndicat des Transports Parisiens depuis 1989.

    Aux sénatoriales de 1995, il ne se représente pas et sera nommé par Jacques Chirac, alors chef de l'État, président de l'Institut du Monde Arabe, en remplacement de d'Edgar Pisani. A ce poste prestigieux, il aurait mené plusieurs missions officieuses dans des capitales arabes.

    En parallèle, et plus discrètement, il est nommé par Jacques Chirac commissaire à l'aménagement des domaines présidentiels de Marly-le-Roi et de Rambouillet.

    Toujours en 1995, il est réélu conseiller de Paris et deviendra l'adjoint chargé des finances du nouveau maire Jean Tibéri.

    Reconduit en 1999 à la présidence de l'Institut du Monde Arabe puis atteint d'un cancer, Camille Cabana décédera à Paris le 2 juin 2002. Il sera inhumé dans le caveau de famille au cimetière de Elne le 6 juin.

    Article paru dans La Semaine du Roussillon


  • Infirmière des enfants au camp de Rivesaltes (1941-1942)

    Freidel Bohny-Reiter

    C'est une page tragique de notre histoire qui nous est révélée par le témoignage poignant d'une jeune femme venue à Rivesaltes en mission humanitaire. Elle a rencontré ici ce que l'homme avait inventé de pire pour nuire à ses semblables.

    Une jeune infirmière suisse arrive le 12 novembre 1941 au camp de Rivesaltes. Dans son journal intime, qu'elle tiendra jour après jour, elle livre ses premières impressions : « Le vent souffle violemment autour des baraques. Il passe sans pitié par-dessus ce village qui se dresse, baraque après baraque, dans une monotone étendue de pierres. C'est ici, dans cette désolation que vivent des gens pendant des semaines, des mois, dans des conditions les plus primitives. Sans parler de l'inquiétude pour leur famille. Yeux ouverts ou fermés, je ne vois rien que d'immenses yeux d'enfants affamés dans des visages marqués par la souffrance et l'amertume. Et encore des yeux qui défilent devant moi comme dans un film. Il n'y a qu'un jour que je suis ici, il me semble que c'est une semaine ».

    Freidel Bohny-Reiter ne sait pas, en cet instant, qu'elle sera confrontée quelques mois plus tard à des cas de conscience dont elle ne se remettra jamais.

    Membre du Secours suisse aux enfant ( voir l'article Élisabeth Eidenbenz), donc de nationalité suisse, elle n'est nullement obligée de s'intéresser au sort des enfants victimes du conflit qui, peu à peu, gagne l'Europe et le monde. La Suisse est un pays neutre mais l'association caritative « Aide Suisse » a déjà volé au secours des enfants lors de la guerre d'Espagne et de la « Retirada » qui a suivi.

    Née e, 1912 à Vienne, en Autriche, elle connaît à peine son père qui est tué au front. La misère et la famine qui touche les enfants viennois verront la Croix-Rouge organiser des « trains d'enfants » vers la Suisse. A 8 ans, Freidel est accueillie dans une famille chez qui elle restera jusqu'à l'âge de 24 ans, Elle fait ses études d'infirmière en pédiatrie à Zurich, part pour un an et demi à Florence et s'engage ensuite au Cartel suisse au secours des enfants qui l'envoie directement dans un camp du sud de la France, le 12 novembre 1941. La veille, elle est passée par la Maternité de Elne dirigée par l'une de ses compatriotes. Elle y a convoyé un petit espagnol malade du cœur et il lui tarde de gagner le lieu de son nouveau travail, le camp de Rivesaltes.

    Cette zone de la France n'est pas encore occupée par les Allemands mais le gouvernement de Vichy, dans sa volonté d'exclure les indésirables, les parque dans des camps comme celui de Rivesaltes. 21000 personnes environ sont passées par le camp entre début 1941 et fin 1942. Les Espagnols sont majoritaires (54%) mais une quinzaine de nationalité y sont représentées et les causes d'internement sont multiples : défaut de pièces d'identité, passage illégal de la ligne de démarcation, résidence sans autorisation dans la zone interdite, évasion d'un camp de la zone occupée, suspicion politique, nomadisme ou tout simplement être Juif, comme par exemple les Lastman, réfugiés juifs d'Allemagne dont dix membres de la famille seront internés au camp de Rivesaltes.

    La vie au camp

    Cet immense territoire aride, couvrant une superficie de 612 hectares dont 12 bâties, est traversé en son milieu par la route Rivesaltes-Opoul. Construit pour les besoins militaires en 1938, il devient dès la mobilisation de 1939, un camp de transit. Le gouvernement de Vichy ayant transféré en septembre 1940 la responsabilité de la surveillance des camps au ministère de l'Intérieur, celui de Rivesaltes devient un Centre d'Hébergement destiné « aux étrangers en surnombre dans l'économie nationale ».

    Dès octobre 1940, plus de 1000 mères espagnoles, venant des camps de Saint-Cyprien et de Argelès sont transférées avec leurs enfants au camp de Rivesaltes. Les rejoindrons quelques jours plus tard 1125 juifs sarrois et palatins.

    Sur les 16 îlots du camp, 7 sont affectés au Ministère de l'Intérieur. Chaque îlot est formé de baraques numérotées dépourvues de tout confort. Le toit de tuiles plates n'est pas plafonné et le sol est cimenté. Il n'y a pas d'eau courante et, à l'intérieur, un bas-flanc à étage occupe le plus grand espace. Les latrines sont à l'extérieur, exposées aux regards de tous, surélevées pour pouvoir recueillir les excréments dans les tinettes. C'est l'entreprise Lacassagne qui est chargée de la vidange des tinettes, infestées de moustiques en été. Quelques points d'eau entre les baraques font office de lavoirs.

    Faute d'argent, le camp est sous-équipé. Dans leur grande majorité, les bâtiments ne sont pas chauffés et, lorsqu'il y a un poêle, c'est le bois qui manque. Plus de 2000 vitres sont bisées, laissant s’engouffrer la glaciale tramontane.

    C'est dans ce triste décor que débarque Freidel Bohny-Reiter et, avec d'autres, elle va s'employer à soulager la misère la plus lourde à porter, celle des enfants, innocentes victimes, comme toujours, des conflits d'adultes.

    Dans son journal intime, elle ne parle pas de ce que sont les relations entre les internés du camp et la population rivesaltaise, peut-être par pudeur. Nous savons cependant que le maire de Rivesaltes, Gaudérique Bertrand, a pris le 10 février 1941 un arrêté interdisant la vente de produits ou denrées aux hébergés du camp. Et deux autres, le 16 février et le 18 avril : Il est interdit aux commerçants de Rivesaltes, bouchers, charcutiers, boulangers et tous marchands de produits alimentaires de vendre, même sur présentation de cartes ou de tickets d'alimentation, des produits ou des denrées alimentaires aux hébergés du camp. Car il sait, le maire que, théoriquement, le camp doit recevoir ses propres provisions et que la population dont il a la charge souffre également de restrictions. Ce qu'il ignore probablement, c'est qu'une importante quantité de vivres destinés aux internés, la viande en particulier, n'arrive pas à destination, détournée par un trafic de marché noir. Et la faim tenaille les entrailles des pauvres internés.

    14 novembre 1941, Freidel écrit : « le plus affligeant reste l'infirmerie des tout petits. Ils sont là, avec leur visage pâle de vieillards, couchés dans leurs petits lits de bois, sans draps, sans couches, le dos, leurs petites jambes souvent couvertes de plaies, d'abcès. Je me casse la tête, comment aider ? (…) À chaque fois je suis abattue en quittant la baraque. » Peu à peu s'incruste dans les esprits l'horrible banalisation de la mort. Freidel va sauver des vies en envoyant des enfants à la pouponnière de Banyuls ou à la Maternité de Elne mais à chaque fois il faut se battre avec l'administration, cas par cas et c'est long, et c'est dur...

    Le pire était là

    Pour elle, le plus éprouvant reste encore à venir car, en juillet 1942, le gouvernement de Vichy a donné son accord aux Allemands pour la déportation des Juifs, les adultes comme les enfants. Le rassemblement pour les départs se fera à l'îlot K2 avant le jour. Au début, personne ne comprend : « où va-t-on nous envoyer? » questionnent certains. Et elle répond : « Soyez courageux, ça ne peut pas être pire. » Pour empêcher des scènes pénibles, le directeur du camp a demandé à Freidel d'accompagner les Juifs sur le quai de la gare, après leur avoir préparé quelques provisions. Maintenant elle sait que ces gens partent pour la mort et elle s'interroge : n'est-elle pas en train de prêter main-forte à cette action ?

    Encore aujourd'hui, écrit Michèle Fleury-Seemuller, toutes celles qui ont assisté à l'horreur des déportations en parlent avec désespoir : « il y a eu des transports où on ne pouvait plus rien faire (…) on ressentait une rage intérieure et on se disait qu'il fallait essayer de sauver le plus de gens possibles, même en mentant (…) ce qui pesait le plus c'était de voir que pour chaque aide du Secours aux enfants, lorsqu'on pouvait retirer quelqu'un des listes de déportation, une autre personne était mise à sa place. Elle aussi aurait aimé vivre. »

    Au total, ce sont 2313 internés juifs du camp de Rivesaltes, entre 11 août et le 20 octobre 1942, qui partiront pour Auschwitz via Drancy. Parmi eux, il y a plus de 10% d'enfants.

    Le 11 novembre 1942, l'armée allemande envahit la zone Sud de la France et le 23, l'ordre est donné d'évacuer les camps.

    « Plus rien ne me retenait ici, écrit Freidel Bohny-Reiter. Les baraques grises, sans les cris d'enfants, étaient désolées. Même les collines environnantes que j'avais tant aimées étaient devenues grises. Le Mont Canigou était lointain, froid et distant. Nos sacs de montagne nous attendaient. J'ai fermé la porte à clef, par habitude, elles auraient très bien pu rester ouvertes. Et je suis partie. C'était étrange de tout laisser derrière moi, le camp, tout ce qui m'avait tellement coûté, dont j'avais porté toute la responsabilité. »

    Revenue à Perpignan en 1997 à l'occasion de la diffusion du film « Journal de Rivesaltes » réalisé d'après son livre et interrogée par le rédacteur en chef de La Semaine du Roussillon Freidel déclare : « Aujourd'hui, cinquante ans après, c'est encore un mur. Je ne comprends toujours pas. Ces six millions de morts... Et ça continue. »

    Combien a-t-elle sauvé de vies ? Beaucoup, sans doute, mais ce sont celles pour qui rien n'a été possible qui hantent mes souvenirs, pour toujours...

    Article paru dans La Semaine du Roussillon


  • Breton par mon père, Normand par ma mère et Parisien par naissance. J'ai vécu mes soixante premières années en Région Parisienne. Les provinciaux, déjà avant guerre, venaient à Paris pour trouver du travail. J'allai passer mes vacances soit en Bretagne soit en Normandie.

    J'ai donc décidé de passer ma retraite dans une région plus ensoleillée que l'Ouest de la France, c'est pour cela que depuis 2002 j'ai posé mes valises dans les Pyrénées-Orientales.

    Département qui à lui seul est une région, le Roussillon. Cette région est riche en Histoire... Je vais vous en raconter quelques unes.

     


  • L'âme de la maternité de Elne (1939-1944)

    Élisabeth Eidenbenz  Élisabeth Eidenbenz

    Après deux passés sous les feux de la guerre civile d'Espagne, la jeune humanitaire suisse va créer à Elne une structure destinée à accueillir les femmes sur le point d'accoucher qu'elle va récupérer dans l'autre enfer des camps de réfugiés de Argelès et de Saint-Cyprien.

    30 janvier 1939 : À la frontière du Perthus, un camion de l'Aide Suisse transportant des enfants remorquait un autre camion en panne de carburant et qui, lui même , en remorquait un troisième à moitié détruit. Les infirmières surveillaient les enfants de descendre pendant qu'un responsable négociait avec les gendarmes français de la frontière pour obtenir d'eux qu'ils nous escortent jusqu'à l'hôpital de Perpignan. Finalement, nous avons pu y arriver et donner un repas chaud aux quatre-vingt quatre enfant du convoi qui, exténués, purent enfin dormir sur des matelas à l'hôpital ».

    Si cet épisode n'est que l'un des aspects, heureux celui-ci, de ce que fut la tragédie de la « Retirada », il est aussi le début d'un extraordinaire mission de sauvegarde d'enfants au cours de la seconde guerre mondiale. L'une des héroïnes de cette aventure est une jeune institutrice suisse, Élisabeth Eidenbenz. Mais revenons quelque peu en arrière.

    Dès septembre 1936, les organisations humanitaires de la Suisse observent avec inquiétude l'anéantissement de la population civile espagnole victime des bombardements franquistes. Manquent cruellement des vivres, une assistance médicale et des moyens de déplacement.

    Mais comment procéder s'en s'immiscer dans les intérêts partisans de ce conflit interne ?

    Rodolphe Olgiati, alors secrétaire du Service Civil International de la délégation suisse, vient en Espagne en janvier 1937et rencontre les représentants du gouvernement républicains ainsi que les diverses organisations d'aide internationale. Seuls, les délégués de Franco rejettent toute idée d'aide en zone occupée. Pourtant, Olgiati va donner la priorité à l'évacuation de la population civile de la zone de Madrid, Valencia et la Catalogne. Pendant ce temps, en Suisse, une action conjointe d'aide à l'Espagne se mettait en place et qui allait donner jour à l'Aide Suisse aux Enfants d'Espagne.

    Le 24 avril 1937, un convoi de volontaires parmi lesquels se trouve Élisabeth Eidenbenz, 24 ans, arrive en Espagne avec quatre camions chargés de vivres, de linge, de chaussures et de divers articles de première nécessité. Cette première expédition sera suivie d'autres et ces volontaires, pendant deux ans, travaillent en faveur de la paix et de la liberté mais vont devoir reculer au milieu de l'exode républicain. Et ce recul les amène jusqu'à la frontière française qui verra passer plus de 400000 réfugiés en ce début d'année 1939.

    L'Aide Suisse aux Enfants d'Espagne devient le Cartel Suisse d'Aide aux Enfants Victimes de la Guerre et l'organisation se met en recherche d'un local, proche des camps de réfugiés totalement saturés pour prendre en charge les femmes en état d'accoucher. Une maison inoccupée à Brouilla sera rapidement remise en état et, doté de vingt lits, ce refuge accueillera les premières femmes qu'Élisabeth, au volant de sa fourgonnette récupérée lors de l'exode, ira prendre en charge dans les camps. Mais cette maison se révélera rapidement trop exiguë pour ce qu'on attend d'elle. En se rendant au marché de Elne, Élisabeth avait bien remarqué, à l'entrée du village, une sorte de château qui semblait abandonné, doté d'une coupole en verre du plus bel effet, au milieu d'un grand espace planté d'arbres. L'endroit idéal, pensait-elle, pour y aménager une véritable structure d'accueil. C'était l'ancien château des Bardou, la famille des industriels bien connus pour leur papier à cigarettes. Consultée à Zurich par Élisabeth, l'Association de l'Aide Suisse réunit 30000 francs suisses et initie rapidement les travaux de remise en état de la demeure.

    De fin 1939 à 1944

    Entre-temps, la France était également entrée en guerre ce qui ne facilita pas les démarches au quotidien d'une organisation étrangère, fut-elle humanitaire. Pour y faire face, un service d'approvisionnement bimensuel venant directement de Suisse fut organisé, les véhicules utilisant les corridors sanitaires de la Croix Rouge Internationale. Ainsi, pendant toute la période de fonctionnement de la Maternité de Elne, celle-ci fut approvisionnée en lait condensé ou en poudre, en chocolat, fromages, conserve de légumes et de fruits, sucre, riz et farine. Le terrain environnant fut mis en culture et produisit légumes et fruits frais. Des animaux domestiques fournirent également de la viande et des œufs. Pour toutes ces taches nécessitant de la main-d'œuvre, Élisabeth parvint à obtenir des autorités le permis d'utiliser des hommes internés dans les camps, certains étant proches parents des accouchées, familiarisés avec le travail de la terre ou de la ferme. Une association humanitaire norvégienne se signala par l'expédition de fonds qui furent utilisés pour les dépenses quotidiennes de fonctionnement.

    L'École d'Infirmières Suisse mit à la disposition d'Élisabeth deux ou trois jeunes filles tous les six mois ainsi que, de manière intermittente, une sage-femme.

    Élisabeth Eidenbenz, promue directrice de la Maternité dès sa mise en activité, parlait l'espagnol, le catalan et le français, ce qui était quasiment indispensable pour un poste de ce type. Ne ménageant ni son temps ni sa peine, elle fit de ce lieu « une île de paix au milieu de l'enfer » où furent mis au monde 597 enfants, de décembre 1939 à fin avril 1944, date à laquelle l'autorité allemande occupante donna trois jours à Élisabeth Eidenbenz pour abandonner et fermer définitivement la maternité. Elle rejoignit l'Aveyron pour s'occuper d'une colonie de vacances.

    En 2002, Élisabeth recevait de l'État français la médaille des Justes de la Nation en même temps que le gouvernement d'Israël la citait pour son action en faveur des Juifs persécutés.

    Article paru dans la Semaine du Roussillon